Par Florence Aubenas
Publié aujourd’hui à 15h22, mis à jour à 17h26
Reportage Le psychiatre de l’hôpital d’Ivano-Frankivsk, dans l’ouest du pays, raconte le sentiment d’irréalité avec lequel les habitants se débattaient au début du conflit.
Le bruit de la sirène monte, doucement d’abord, avant d’enfler en puissantes saccades. Tout s’arrête, le silence tombe, la ville n’est plus qu’un son : le mugissement de l’alarme. Un instant, les passants se figent, aux aguets ; même un bébé s’est tu dans son landau. Puis la foule s’ébroue. On se hâte maintenant vers les abris antiaériens, une cavalcade, mais toujours muette, avec des regards vers le ciel, et l’impression que toute parole ferait s’abattre le malheur. Depuis un mois, Ivano-Frankivsk, dans l’ouest de l’Ukraine, a été bombardée plusieurs fois. Toujours la même cible, pour l’instant en tout cas : l’aéroport militaire, que sa proximité avec la frontière polonaise rend accessible aux aides internationales. Désormais, la ville a appris à vivre au rythme des atterrissages. v
Le professeur Mykhaylo Pustovoyt, psychiatre, se souvient du sentiment d’irréalité avec lequel se débattaient les Ukrainiens tout au début de l’invasion russe. Certains l’arrêtaient dans la rue pour lui glisser, très sérieusement : « C’est vrai, docteur, ce qui est en train de se passer ? Ou c’est moi qui délire ? » D’autres lui demandaient s’il leur fallait consulter, « parce que, moi, dans ma famille, on n’y croit pas », répétait une femme en secouant la tête.
Aujourd’hui, le professeur Pustovoyt reçoit à l’hôpital psychiatrique d’Ivano-Frankivsk. L’aéroport et son agitation permanente sont à quelques centaines de mètres, de l’autre côté d’une avenue. En comparaison, l’endroit semble presque à l’abandon : un grand parc envahi d’herbes hautes, planté de petits pavillons vaguement délabrés avec, au milieu, un bâtiment en béton nu dans la plus pure tradition architecturale soviétique. « Nous sommes l’autre dimension de la guerre, explique le médecin. Elle ne se joue pas seulement sur le front, elle prend aussi possession des esprits. »
Transferts de patients
Le bâtiment paraît bâti pour qu’on s’y perde, escaliers, labyrinthe de couloirs, escaliers encore, portes toutes semblables, à verrouiller et à déverrouiller pour pénétrer dans chaque service. Les chambres comptent 4 personnes, lits séparés par une maigre travée, odeur indéfinissable de médicaments, d’urine et de nourriture. « Nous sommes devenus l’un des établissements les plus modernes, commente le directeur, Myron Mulyk. A Kiev, mes collègues utilisent toujours des dortoirs de 40 personnes, selon les normes soviétiques. » L’hôpital d’Ivano-Frankivsk a d’ailleurs été choisi pour accueillir les patients évacués d’autres villes. Un groupe d’artistes anonymes devrait commencer à organiser des convois. v
En traversant une salle, le directeur se plante brusquement devant un homme assis sur une chaise. Ce dernier le fixe, immobile. Le directeur triomphe. « Vous avez remarqué ? Les malades ne s’enfuient plus en nous voyant. Nous ne les effrayons plus. » Le directeur, qui vient d’avoir 72 ans, a connu le temps de l’ex-URSS, quand « le système fonctionnait sur la peur ». A l’époque, les médecins ne voyaient les malades que deux fois pendant leur hospitalisation, le jour de leur entrée et celui de leur sortie. Entre-temps, ils transmettaient leurs prescriptions à l’infirmière, qui les passait aux aides-soignants. C’étaient ceux-là, en vérité, qui assuraient les seules relations avec les patients, des gros bras, sans autre qualification que leur puissance physique.
« Ils géraient par la force, continue le directeur. Et par la cruauté aussi, parfois. » Il revoit ces petits matins, le recensement des mâchoires fracturées, les malades punis au fond de chambres devenus cachots. « Les gens sortaient d’ici si humiliés qu’ils ne s’en remettaient jamais. » Le directeur se trouble. « Excusez-moi, je n’arrive pas à en dire plus. » Le changement est devenu sa bataille. Mais ça prend du temps. Soupir. Le dernier aide-soignant de l’ère soviétique est parti en 2013, alors que l’indépendance de l’Ukraine remonte à 1991. Il y a deux ans seulement, les « cages » – c’est le terme employé – ont été démontées : il s’agissait de petits enclos dans le jardin, un peu comme dans un zoo, où les pensionnaires étaient enfermés quand on décidait de leur faire prendre l’air.
Pathologies graves
De l’aéroport tout proche monte à nouveau le son de la sirène, accompagné cette fois de vrombissements d’avion. « Pour nous, l’arrivée des Russes, ce serait Retour vers le futur, commente un infirmier. Cette guerre n’est pas seulement affaire de territoire, mais aussi de dignité humaine. » Malgré l’alarme, personne n’a bougé. « L’épuisement : ils n’arrivent plus à dormir la nuit », reprend l’infirmier.v
Avec l’avancée du conflit, quatre nouveaux patients, dont un agent du contre-espionnage, ont été hospitalisés, pour des pathologies très graves. Pour les cas moins lourds, les admissions affichent plutôt une baisse. « D’après mon expérience, la guerre a d’abord pour effet de mobiliser toutes les défenses du corps, explique le professeur Pustovoyt. On le constate aussi en médecine générale : les pathologies courantes chutent d’un coup. » C’est l’après-guerre, en fait, qui remplira son hôpital, estime le médecin, « quand la pression et l’adrénaline se relâcheront ».
Il prend l’exemple des vétérans du Donbass, ce conflit dans les territoires orientaux de l’Ukraine où l’armée nationale affronte depuis 2014 les séparatistes prorusses, appuyés par Moscou. A leur retour du front, certains soldats ukrainiens ressemblaient à leurs homologues américains après le Vietnam. Ils étaient hantés par la même impression d’avoir vécu une défaite. Drogue, alcool, cures interminables, transfert dans le service « Dépendance » de l’hôpital psychiatrique.v
Certains y sont restés des années, avec des va-et-vient. La capacité d’accueil a dû être augmentée. Aujourd’hui, la salle commune est déserte. Une télé diffuse dans le vide des dessins animés en russe. Quelques personnes sont allongées sur les lits, des femmes surtout. Et les vétérans du Donbass ? Sur une cinquantaine il y a un mois, un seul reste interné. « Les autres sont partis », dit le professeur. Comme brusquement sevrés, en pleine forme. « Ils disaient : “Maintenant, on veut la victoire.” »