Le choc inflationniste provoqué par le conflit fragilise encore davantage la sécurité alimentaire du continent et risque d’exacerber la frustration sociale.
En Egypte, le prix du pain non subventionné a augmenté de 25 %, voire de 50 %, dans certaines boulangeries depuis la fin de février. Au Mali, le coût de l’huile de cuisson monte en flèche. En Afrique du Sud, le gouvernement réfléchit à instaurer un plafonnement des tarifs de l’essence et à rationner la quantité de carburant vendue aux automobilistes.
De nombreux pays africains ont refusé de se prononcer à l’ONU sur l’invasion russe en Ukraine, signifiant que cette guerre n’était pas la leur. Pourtant, le continent en ressent déjà amèrement les effets, à travers les hausses des prix alimentaires et de l’énergie.
« Et ce choc ne pouvait pas arriver à un pire moment, se désole le directeur du département Afrique du Fonds monétaire international (FMI), Abebe Aemro Selassie. Deux ans de pandémie ont essoré les ménages et les budgets des Etats. Sur le continent, aujourd’hui, la résilience est très faible. »
Ainsi, « sans se trouver dans le voisinage direct du conflit, l’Afrique risque d’en subir les conséquences plus durement qu’ailleurs, car elle sort de la crise sanitaire plus fragile que d’autres régions du monde, confirme Cécile Valadier, analyste auprès de l’Agence française de développement (AFD). La reprise post-Covid n’était déjà pas très franche et les vulnérabilités budgétaires sont élevées ».
Des pénuries récurrentes
La principale inquiétude concerne la sécurité alimentaire du continent. La Russie et l’Ukraine sont des fournisseurs majeurs de blé et les craintes de pénurie ont fait flamber les cours depuis le début du conflit. L’Afrique du Nord est particulièrement exposée du fait de sa dépendance aux importations. En Egypte, par exemple, où le pain est une composante essentielle du régime de la population (102 millions de personnes), le pays importe plus de la moitié du blé qu’il consomme. Environ 80 % de ces achats proviennent des deux pays belligérants.
En guise de riposte, le gouvernement a interdit temporairement les exportations de blé, de farine ou de lentilles. Il réfléchit surtout à élargir son dispositif de pain subventionné auquel il consacre déjà plus de 2,5 milliards d’euros par an. La situation est tout aussi complexe dans les autres pays de la région. En Tunisie, la marge de manœuvre est étroite pour un gouvernement qui subventionne, lui aussi, le prix de la baguette, mais doit composer avec un déficit public abyssal. Tunis assure avoir des stocks de céréales pour trois mois. Mais la population est déjà confrontée à des pénuries récurrentes de semoule ou de farine.
Les mêmes phénomènes de ruée sur les produits et de valse sur les étiquettes s’observent au Maroc et en Libye, accentuée à l’approche du ramadan, qui commence début avril.Le contexte est d’autant plus préoccupant que les pays du Maghreb viennent de connaître une importante sécheresse qui va limiter leurs propres récoltes.
Et le reste du continent n’est pas épargné, alors que l’Afrique importe un tiers des céréales qu’elle consomme. « En tout, 27 pays dans le monde dépendent à plus de 50 % de la Russie et de l’Ukraine pour leurs besoins en blé et, dans cette liste, on trouve une quinzaine de pays africains, parmi lesquels la Somalie, Madagascar, le Bénin, le Congo, le Rwanda », énumère Sébastien Abis, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et directeur du Club Déméter, think tank spécialisé dans les enjeux agricoles mondiaux.
Or, pour de nombreux pays, la surchauffe des prix alimentaires a commencé avant la guerre en Ukraine. Les raisons en sont multiples, de l’augmentation des cours du pétrole qui renchérit les coûts du fret aux perturbations dans les échanges engendrées par la crise sanitaire. Et, dans des régions telles que l’Afrique de l’Ouest et la Corne, les mauvaises conditions climatiques et les conflits ont pesé sur les récoltes. Fin 2021, la hausse des prix alimentaires atteignait déjà 13 % au Ghana, 17 % au Nigeria et même 42 % en Ethiopie.
Les cours du maïs et du sucre s’envolent
Le blé n’est pas seul à voir ses cours s’envoler dans le sillage du conflit. Le maïs et le sucre suivent la même tendance haussière. Les prix de l’huile de tournesol, dont l’Ukraine est le principal exportateur, ont également bondi. Ils ont entraîné dans leur sillage ceux de produits de substitution, comme l’huile de palme, très consommée en Afrique de l’Ouest. Même flambée pour les engrais azotés, prisés par le continent africain pour les cultures de riz ou de maïs, et dont Moscou menace de suspendre les exportations. Au Kenya, le ministère de l’agriculture s’est inquiété qu’un sac de 50 kilogrammes de fertilisants coûte bientôt 7 000 shillings kényans (55 euros) contre 4 000 shillings avant la crise.
Alors que les ménages africains peuvent consacrer aux dépenses alimentaires jusqu’à deux tiers de leurs revenus, les mises en garde se multiplient. « La guerre en Ukraine signifie la faim en Afrique », a alerté le 13 mars la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva. Au Soudan, qui dépend de la Russie et de l’Ukraine pour plus d’un tiers de ses approvisionnements en blé, près de la moitié des 44 millions d’habitants souffrira de la faim cette année, selon les prédictions du Programme alimentaire mondial (PAM). Les risques sont aussi jugés très alarmants au Sahel, où sévit déjà une grave crise alimentaire.
Le choc inflationniste est nourri par les cours du brut. La guerre a propulsé le baril au-delà de la barre de 100 dollars. En Afrique, 42 des 54 pays sont importateurs nets de pétrole. En temps normal, la plupart d’entre eux ont déjà des difficultés à amortir la facture des importations pétrolières. Son renchérissement va peser sur le pouvoir d’achat des ménages et les comptes des Etats.
Une douzaine de pays exportateurs d’or noir peuvent espérer profiter de l’envolée des cours. Mais le bénéfice n’est pas toujours évident, comme en témoigne la situation du Nigeria, principal producteur de pétrole du continent. Le géant d’Afrique de l’Ouest exporte son brut, mais achète à l’étranger l’essentiel de son carburant raffiné. Résultat, le prix du diesel a triplé en quelques semaines. Le reste de l’essence est subventionné, mais le système vide les caisses de l’Etat. Selon la Banque mondiale, le coût des subventions au carburant représentait déjà l’équivalent de 2 % du PIB nigérian en 2021.
Risque élevé de surendettement
Ici et là, le conflit russo-ukrainien pourrait bien produire certains effets d’aubaine. Alors que l’Europe réfléchit au moyen de diversifier ses approvisionnements en gaz, l’Algérie regarde comment suppléer l’offre russe avec ses propres ressources. Des pays disposant de vastes réserves de gaz, comme le Mozambique mais aussi la Tanzanie ou le Sénégal, peuvent espérer attirer de nouveaux investissements.
Mais ces gains mettront du temps à se matérialiser. Et, dans l’intervalle, les pays manquent de cartouches pour voler au secours de leurs citoyens. « Beaucoup d’Etats africains se trouvent déjà dans la catégorie jugée à risque élevé de surendettement », rappelle Cécile Valadier, de l’AFD.Or, le conflit va inévitablement durcir les conditions d’emprunt, comme l’a expérimenté le Nigeria, qui s’est risqué sur les marchés le 17 mars : sa levée de fonds lui a coûté nettement plus cher que la même opération menée six mois plus tôt.
« Cette nouvelle crise ne va pas forcément se lire dans les chiffres du PIB, analyse Abebe Aemro Selassie, mais dans les taux de change, les balances courantes des Etats, l’inflation. Et aussi à travers la frustration des populations. »
En 2007-2008, la flambée des prix alimentaires avait déclenché de violentes émeutes de la faim à travers le monde, notamment en Afrique.Ces dernières semaines, des manifestations contre la vie chère ont commencé à éclore dans le Maghreb, notamment au Maroc. D’autres régions du continent ont déjà connu des pics d’instabilité au cours de l’année écoulée, tels les troubles de mars 2021 au Sénégal ou la vague de pillages en juillet en Afrique du Sud.
Un peu partout, la crise du Covid-19 a appauvri les ménages et fragilisé le tissu social. « Si, à la multiplicité des problèmes s’ajoutent des estomacs qui se creusent, le besoin de protester va être décuplé », prédit M. Abis.
Marie de Vergès