Les habitants ne décolèrent pas face à ces constructions censées empêcher les jeunes de partir pour l’Europe. D’autant que les candidats à l’exil prennent la mer depuis des lieux plus discrets que les plages de ville.
Ils sont apparus en février. Des panneaux de béton de plus de deux mètres de haut installés sur le littoral d’Oran, deuxième ville d’Algérie (ouest). Depuis, les habitants d’Aïn El-Turck (appelée « Laâyoune » par les Oranais), une sous-préfecture composée de plusieurs communes balnéaires situées à 15 km à l’ouest de la ville, ne décolèrent pas. « On avait la nature pour s’aérer l’esprit, mais même cela nous est confisqué ! », s’agace un commerçant de Trouville, un quartier résidentiel.
Comme lui, les riverains doivent désormais passer par d’étroites ouvertures pour descendre les escaliers qui mènent au banc de sable. Seuls les « portes » et quelques « hublots » laissent apparaître la mer Méditerranée aux promeneurs encore rares de ce mois de mars. s
Pendant plusieurs semaines, le doute a plané sur la raison de l’installation de ces murs érigés par une entreprise de construction publique à l’entrée de certaines plages. Des ouvriers, interrogés par la presse locale, ont laissé entendre que les travaux visaient à entraver l’émigration clandestine par la mer.
Dimanche 13 mars, une déclaration du wali (préfet) d’Oran a mis fin aux rumeurs. « Cette décision n’a pas été prise par une seule personne mais par la commission de sécurité de la wilaya dans l’intérêt général », a déclaré Saïd Sayoud. « La situation est arrivée à un point inacceptable, surtout du côté ouest de la wilaya », a-t-il ajouté, prenant à témoin les journalistes : « Vous savez que les départs ont diminué de 70 % et ce n’est pas seulement grâce aux barrières, mais aussi aux efforts des services de sécurité et des acteurs de la société civile », a affirmé le responsable.
Solutions alternatives
Les côtes ouest du pays sont un point de départ privilégié par les « harragas », les candidats à l’exil sans papier vers l’Europe, pour leur proximité avec le sud de l’Espagne. Selon l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex, un peu plus de 18 000 entrées illégales, majoritairement des ressortissants algériens – suivis par les Marocains –, ont été enregistrées en 2021 via la route méditerranéenne ouest.
« Désormais, de puissants bateaux permettent de faire la traversée en deux heures. Les prix atteignent 800 000 dinars l’aller pour une place [environ 5 100 euros]. Les passeurs transportent les harragas et, au retour, ils ne reviennent plus à vide mais avec de la drogue », affirme Abdelkader Zouit.
Ce cadre de la Société de l’eau et de l’assainissement d’Oran (SEOR) connaît très bien Aïn El-Turck. « Laâyoune n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était. A cause, d’abord, de la multiplication des constructions sur le littoral et maintenant par la faute de ces murs », explique-t-il. Très impliqué dans la vie locale, M. Zouit chapeaute depuis quelques mois un collectif de citoyens engagés dans l’amélioration du cadre de vie dans la région oranaise. Il y a quelques jours, le collectif a adressé une lettre à l’Assemblée populaire de la wilaya pour demander l’arrêt des travaux et proposer des solutions alternatives comme la mise en place de caméras de surveillance.
« Oran est une région touristique et ce mur va nuire à son activité. S’ils veulent construire un mur pour que les passeurs ne puissent pas descendre leurs embarcations, alors qu’ils ne dépassent pas un mètre de haut et soit bâti avec des matériaux qui ne dénaturent pas le paysage », avance Abdelkader Zouit, qui rappelle que ces constructions peuvent s’avérer dangereuses compte tenu du terrain sablonneux.
Fin février, l’un des pans de béton qui filtre l’accès à la plage de Trouville s’est effondré sur les escaliers, sans faire de victimes. Kheïra (le prénom a été modifié) vit à quelques mètres de là. De sa bicoque, elle observe les ouvriers du BTP qui guident l’engin de chantier chargé de déposer les larges panneaux en haut des escaliers menant à la plage. « C’est vrai qu’on n’a pas vraiment le choix mais moi, je suis pour », affirme la mère de famille dans un haussement d’épaules.
La sexagénaire, foulard sur la tête et visage déjà bronzé par le soleil, explique vivre ici depuis quarante ans. En été, elle et ses garçons proposent la location de tables et de chaises de plage ainsi qu’un service de restauration aux touristes du pays qui viennent profiter de la mer. « Il y a trop d’incivilités, surtout en période estivale. Ça permettra de réguler le flux de personnes », dit-elle, avant de préciser qu’en réalité les « harragas ne partent pas en plein milieu des habitations » par peur que les riverains ne préviennent la police.
« Terrain vierge à l’abri des regards »
A quelques kilomètres à l’ouest du quartier paisible de Trouville, les entrées vers les plages blanches des Dunes sont elles aussi bloquées par des murs de béton aux ouvertures étroites. De la longue promenade qui surplombe la mer, on aperçoit le cap Falcon, « un terrain vierge, à l’abri des regards et le point le plus proche de la côte ibérique », donc privilégié par les candidats au départ, explique Fouad Hassam, militant des droits humains.
Lui qui travaille depuis plusieurs années sur la thématique de la migration et du droit d’asile reconnaît la difficulté pour les autorités de surveiller une telle zone, mais doute que la construction de murs puisse empêcher les départs. A Aïn El-Turck « les maisons sont construites à moins de dix mètres de la mer et les habitants ont souvent leur propre embarcation. Donc lorsqu’on voit quelques personnes sur une barque, on peut penser qu’il s’agit de plaisanciers ou de pêcheurs », explique-t-il, poursuivant : « Ceux qui veulent partir utilisent cette technique. Ils partent récupérer les harragas en plusieurs fois, sur les rochers, les criques, des îles ou au large. Nous ne sommes pas dans un système de plateforme où les gens feraient la queue pour monter dans un bateau à partir d’une plage. »
« Plus l’administration et l’Etat mettent de moyens pour éliminer ou réduire le phénomène, plus les gens prennent des risques en partant des zones qui sont moins surveillées », soutient le militant, qui rappelle que, ces derniers mois, des embarcations ont quitté les rivages de l’est d’Alger en direction de l’Espagne, soit plus de 400 km en mer.
Dimanche 13 mars, le wali d’Oran a précisé que les constructions représentent « une solution temporaire » et que l’installation de caméras de surveillance sera bouclée d’ici « fin avril, début mai » avant, donc, la 19e édition des Jeux méditerranéens, que la ville accueillera du 25 juin au 5 juillet 2022, et pour lesquels 4 500 athlètes sont attendus.
Safia Ayache(Alger, correspondance)