Pour les signataires de la tribune, soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie, il est plus que temps de clarifier notre rapport politique à la colonisation.
Tribune. Le 19 mars 2022, nous commémorerons le 60e anniversaire de la fin de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), qui fut aussi la fin de 132 années de colonisation française en Algérie.
Cet anniversaire revêt une double importance pour la société française. Une importance générationnelle d’abord car les personnes ayant vécu la guerre disparaissent, parfois sans avoir pu raconter leurs histoires et se débarrasser du poids du passé, alors qu’une nouvelle génération émerge avec un désir de connaissance et des besoins de compréhension qui lui sont propres.
Une importance politique ensuite car, en cette année d’élection présidentielle, les mémoires de la guerre d’Algérie n’échappent pas aux instrumentalisations. Entre appel à la réconciliation ou spectre de la guerre civile, le monde politique se saisit du sujet pour lire les tensions dans la société française. Parce qu’elle renvoie à notre relation à la République et à l’altérité, l’histoire algérienne de la France est intimement liée à ce que nous sommes et voulons être.
La société française d’aujourd’hui est en effet héritière de ce passé. Nos institutions républicaines, comme le capitalisme français, se sont en partie construites dans l’expérience de la colonisation et de la guerre. Des familles françaises touchées par ce passé algérien – que l’on pense à celles des appelés, des pieds-noirs, des immigrés algériens, des juifs d’Algérie, des harkis et des militants pour ou contre l’indépendance – regroupent actuellement des millions de personnes sur notre territoire. 39 % des jeunes de 18 à 25 ans ont grandi dans ces familles, où l’Algérie est une histoire intime mêlant douleurs et nostalgie.
Indéniables avancées
Emmanuel Macron a fait de la guerre d’Algérie le défi mémoriel de son quinquennat. Son volontarisme politique s’est traduit par un nombre important de gestes mémoriels issus pour partie des préconisations retenues dans le rapport commandé à Benjamin Stora : reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin, de la pratique de la torture et, plus récemment, de l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel ; processus de restitution de crânes de résistants algériens à la conquête ; préfiguration d’un projet de musée de l’histoire de la France et de l’Algérie à Montpellier ; hommage inédit rendu aux victimes décédées au métro Charonne lors de la manifestation anti-OAS du 8 février 1962…
Les gestes cités constituent d’indéniables avancées. Mais d’autres donnent également l’impression d’un rendez-vous manqué, tant ils ont pu paraître insuffisants (à l’image de la reconnaissance des responsabilités sur le massacre du 17 octobre 1961 qui, si elle fut bienvenue, fut « muette » et incomplète) ou manquer de cohérence politique. https://www.dailymotion.com/embed/video/x88xukv?ads_params=&api=postMessage&autoplay=false&id=player-x88xukv&mute=false&origin=https%3A%2F%2Fwww.lemonde.fr&queue-autoplay-next=false&queue-enable=false
Comme ses prédécesseurs, Emmanuel Macron s’est laissé enfermer dans une logique catégorielle, répondant à certaines associations de harkis ou de rapatriés, sans considérer l’utilité d’un discours orienté vers l’ensemble de la société et notamment la nouvelle génération.
Emmanuel Macron n’aura pas non plus échappé au piège politique. En cinq ans et à mesure que l’activisme de l’extrême droite tendait la société, le président sera passé de « la colonisation est un crime contre l’humanité » à « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question ».
Relier les histoires de toutes les familles
Mais Emmanuel Macron aura surtout fait l’impasse sur ce que le candidat reconnaissait sans mal à Alger en février 2017 : l’inscription de notre histoire algérienne dans le fait colonial. En effet, le président semble désormais vouloir éviter les mots qui nous confrontent à la source de ce passé, c’est-à-dire au système colonial. Il ne donne pas non plus de direction pour traiter ce qu’il reste de ce passé, c’est-à-dire le racisme et l’antisémitisme.
La confrontation au système colonial, à ce qu’il a produit et à ce qu’il charrie encore, est le seul chemin pour faire passer le passé, pour comprendre notre présence au monde et pour relier les histoires de toutes ces familles françaises. Sans système colonial, il n’y a ni harkis, ni pieds-noirs, ni appelés du contingent, ni juifs d’Algérie exilés, ni militants indépendantistes.
Or, malgré des avancées, le président n’a pas organisé ce travail, comme s’il s’empêchait de produire des outils et de proposer un cadre qui puisse projeter la société vers un dépassement. Il ne commissionne personne pour enfin établir un bilan du 17 octobre 1961. Il n’y a toujours pas de chaire universitaire sur l’histoire coloniale ou le postcolonial. Il n’y a pas de fondation pour financer des projets culturels, scientifiques ou pédagogiques. Il n’y a pas d’office organisant la rencontre entre les jeunesses des deux rives. Et la lutte contre le racisme est au point mort, si ce n’est suspecte.
Nous pensons que le traitement de ces 132 ans de colonisation et de leurs conséquences nécessite davantage de structures et d’outils pour connaître et comprendre ce passé. Non pas pour le ressasser mais pour le dépasser et ainsi pouvoir collectivement nous projeter avec sérénité dans un avenir commun.
Travail mémoriel et transformation du réel
Ainsi, nous demandons que le président de la République porte un discours de reconnaissance et de clarification de notre rapport moral et politique à la colonisation. Nous souhaitons des moyens pour améliorer la production et la diffusion des connaissances sur ce passé, c’est-à-dire des financements pour des projets culturels, pédagogiques ou scientifiques. Nous réitérons notre appel à la création d’un office franco-algérien pour la jeunesse afin que les jeunes des deux rives puissent se rencontrer, échanger et construire une nouvelle relation faite d’égalité et de curiosité mutuelle.
Enfin, le travail mémoriel ne doit pas se substituer à une transformation du réel. Le racisme et l’antisémitisme font encore des victimes aujourd’hui. La lutte contre ces phénomènes doit faire l’objet d’une politique plus ambitieuse et être, aussi, considérée comme une forme de réparation de cette histoire coloniale. Il ne s’agit pas seulement de s’attaquer aux seules discriminations mais bien aux origines du racisme.
La colonisation était soutenue par une idéologie et des images qui ont déterminé notre manière de nous définir et de percevoir les Arabes, les musulmans, les juifs et les immigrés. Une forme d’idéologie coloniale est encore active dans une partie de la société française d’aujourd’hui. Elle se lit dans le refus du travail critique sur le passé, et notamment les attaques virulentes de l’extrême droite contre le rapport Stora et son auteur, le mépris pour l’Aautre, la peur du « grand remplacement » et la demande de violence que l’extrême droite française porte avec une vigueur déconcertante. La déconstruction de ces imaginaires en friche ne passera que par une politique culturelle, éducative et sociale plus ambitieuse.
Dominique Sopo, président de SOS Racisme ; Saphia Aït Ouarabi, vice-présidente de SOS Racisme ; Hakim Addad, membre fondateur du Rassemblement action jeunesse (RAJ) en Algérie ; Pierre Audin, mathématicien, fils de Josette et Maurice Audin ; Quentin Bernier-Gravat, secrétaire fédéral des Jeunes écologistes ; Raphaëlle Branche, historienne, professeure à l’université de Paris Nanterre ; Alice Carré, metteuse en scène de la pièce Et le cœur fume encore ; Alice Cherki, psychanalyste, écrivaine et ancienne collaboratrice de Frantz Fanon ; Léon Deffontaines, secrétaire général du Mouvement des jeunes communistes de France (MJCF) ; Margaux Eskenazi, metteuse en scène de la pièce Et le cœur fume encore ; Emma Fourreau, animatrice des Jeunes Insoumis ; Lenny Gras, cosecrétaire général du Mouvement national lycéen ; Camille Hachez, secrétaire fédérale des Jeunes Ecologistes ; Bachir Hadjadj, écrivain, témoin et militant pour les droits humains ; Sacha Halgand, président de la FIDL, le syndicat lycéen ; Mathieu Kerbouche, coordinateur de Jeunes Génération.s ; Lisa Juliette Lazizi coordinatrice de Jeunes Génération.s ; Nicolas Lebourg, historien, spécialiste de l’extrême-droite ; Aurélien Le Coq, animateur des Jeunes Insoumis ; Sébastien Ledoux, historien, université Paris 1 ; Pierre Mansat, président de l’Association Josette et Maurice Audin ; Paul Mayaux, président de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE) ; Imane Ouelhadj, présidente de l’UNEF ; Jacques Pradel, président de l’Association nationale des pieds-noirs progressistes et leurs amis (ANPNPA) ; Emma Rafowicz, responsable nationale des Jeunes socialistes ; Alain Ruscio, historien, chercheur indépendant ; Todd Shepard, historien, Johns Hopkins University, Baltimore ; Eric Sirvin, président de la 4ACG (Anciens appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre) ; Gautier Stevens, coordinateur de Jeunes Génération.s ; Sylvie Thénault, historienne, directrice de recherche au CNRS.
Collectif