Par Luc Bronner (Izmaïl (Ukraine), envoyé spécial)
Reportage Cette ville située à 200 km d’Odessa est pour l’instant épargnée par les frappes russes. Des hommes ukrainiens y ont trouvé refuge dans l’espoir d’échapper à la conscription obligatoire, loin de l’image héroïque que se plaisent à véhiculer les autorités.
La guerre fabrique des héros, des victimes, des lâches, des coupables. Et puis il y a ceux qui sont un peu tout cela, dans le clair-obscur des sociétés, des dilemmes individuels et des décisions douloureuses. Alexander P., par exemple, 34 ans, travaille habituellement au sein d’un magasin de chaussures pour enfants à Odessa. La crainte des bombardements l’a fait fuir et se réfugier, avec sa femme et sa fille de 11 ans, dans le village où habitent ses parents, près d’Izmaïl, à 200 kilomètres au sud d’Odessa : « C’était moins dangereux, et comme le magasin a fermé, je n’avais plus de travail. » Il aurait pu rejoindre la défense territoriale, qui regroupe des civils, mais celle-ci déborde de volontaires et il ne l’a pas fait.
Ce mardi matin 15 mars, Alexander P. est resté dans la maison de ses parents, alors qu’il avait prévu de sortir. Des voisins avaient prévenu la famille de la présence supposée, sur un des nombreux checkpoints tenus par des civils en armes, de militaires ukrainiens. Et comme la mise en place de la conscription, qui rend possible l’enrôlement de tous les hommes entre 18 ans et 60 ans, s’est accompagnée de nombreuses rumeurs sur les recrutements forcés, il a préféré demeurer chez lui. « Ma mère et ma femme m’ont demandé de ne pas sortir, elles avaient trop peur », explique-t-il.
Alexander P. raconte les ambivalences de la société ukrainienne. Il n’est pas le seul, à Izmaïl, cette ville de l’arrière, 72 000 habitants, épargnée par les frappes russes, même si les sirènes retentissent de temps en temps dans la ville et si la marine russe a lancé plusieurs dizaines de missiles, entre Odessa et Izmaïl, ce 15 mars, pour affaiblir les défenses avant une future tentative de débarquement.
Faire tourner l’économie
Yana Kulikovskaya, 34 ans, employée dans une crèche, est restée à Izmaïl avec ses deux enfants, âgés de 6 ans et 4 ans. Son mari, Igor, en revanche, est en Roumanie, de l’autre côté du Danube. L’homme, 35 ans, occupe un poste d’ingénieur en chef sur un bateau. Mais, de retour avec sa femme d’un voyage à Budapest juste après le déclenchement de la guerre, il a préféré ne pas franchir la frontière pour revenir en Ukraine et éviter ainsi tout risque d’enrôlement dans l’armée. « Il voulait vraiment revenir. Vous savez, c’est un homme, il se sentait un devoir de protection pour sa patrie. Mais je lui ai dit que je ne voulais pas, que c’était trop dangereux. Sa mère, aussi, l’a appelé pour le convaincre qu’il devait rester en Roumanie. »
Igor est demeuré de l’autre côté du Danube. Il échappera à la première ligne et embarquera bientôt pour cinq ou six mois de navigation et autant de mois de salaire. Sa femme, elle, restera en Ukraine avec les deux enfants, alors qu’elle aurait pu partir.
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, très populaire, a demandé à ceux qui le pouvaient de continuer à travailler pour faire tourner l’économie. L’enjeu est majeur. Mais la situation est particulièrement difficile, même dans cette région plutôt préservée, à proximité de la Moldavie et de la Roumanie. Les transports fonctionnent au ralenti. Les écoles sont fermées et les cours en ligne ne permettent pas aux parents de travailler facilement.
Même le journal local, Le Courrier d’Izmaïl – qui tire à 3 000 exemplaires, publie ses articles en russe et ses petites annonces en ukrainien, dans ce mélange des langues qui caractérise le pays – a dû interrompre sa publication pour cause d’imprimerie à l’arrêt à Odessa. Les queues pour prendre de l’essence ou du gaz représentent souvent des heures d’attente. Idem à la banque. Plusieurs usines considérées comme non stratégiques, ou qui ne peuvent plus être ravitaillées, ne tournent plus.
Comment le blé sera-t-il récolté ?
Comme dans toute l’Ukraine, l’agriculture est un enjeu plus essentiel que jamais. Dans le petit village de Novokalanchak, à côté d’Izmaïl, Dimitri Samur offre du saucisson de chevreuil et le vin rosé de l’exploitation, servi dans une bouteille de Sprite. Le fermier connaît une seule expression en français, qu’il répète en riant : « Quel cauchemar ! » Dans les décombres d’un ancien kolkhoze abandonné, où il a installé son élevage de 300 moutons, il montre une maison et une pièce rudimentaire avec une vingtaine de lits. Là sont venus se cacher, pendant sept jours, les militaires ukrainiens de la base voisine, afin d’éviter les frappes de l’armée russe – qui a touché une fois la cible. Dimitri Samur élève des moutons habituellement destinés à l’exportation vers la Turquie. Le marché s’est tari avec la guerre. Il espérait les vendre pour des clients à Kiev, mais les transports sont devenus impossibles. « Je vais finir par nourrir les militaires avec », dit-il en riant encore. « Quel cauchemar, quel cauchemar », répète-t-il. Lire aussi Article réservé à nos abonnés En Roumanie, la triste escale de six marins ukrainiens
Son ami Nicolay Ivanou, 57 ans, produit du blé dans cette terre proche du Danube et de la mer Noire, extraordinairement riche, qui nourrit des peuples du monde entier. Avec ses terres, il récolte 4 000 tonnes de blé chaque année, qui sont exportées vers les pays arabes, l’Afrique ou l’Europe, selon les contrats. Une goutte d’eau au milieu de la production ukrainienne. Mais les mêmes interrogations font frissonner les paysans ukrainiens et les dirigeants du monde entier : comment le blé sera-t-il récolté si la guerre se poursuit, s’il faut mobiliser toujours plus d’hommes ? Et comment l’exporter ? Habituellement, le port d’Izmaïl tourne à plein régime, idéalement placé à l’embouchure du Danube pour expédier des marchandises en mer Noire, puis vers la Méditerranée. « Le port est à 50 % de sa puissance », affirme Rodion Abashev, le chef de l’administration militaire dans la région d’Izmaïl, un chiffre optimiste lorsqu’on regarde les grues du port, toutes à l’arrêt, sauf une.
Les marins, qui sont employés dans des navires battant pavillon du monde entier, ont tous perdu leur travail, sauf ceux qui étaient à l’étranger avant le début de la guerre. L’interdiction pour les hommes entre 18 ans et 60 ans de quitter le territoire les empêche de travailler à l’étranger et donc de naviguer. Le choc économique de cette mise au chômage forcée est sévère, d’autant que ces marins figurent généralement parmi les mieux payés. « Il y a 8 000 familles de marins dans la ville, c’est un tiers de la ville », indique le maire, Andrey Abramchenko.
« Un morceau de viande »
« Je n’ai plus de boulot », regrette Gennadiy Smokin, 45 ans, habitué à travailler comme cuisinier sur un navire en Méditerranée ou dans la mer du Nord, pour 50 dollars (45 euros) par jour. Cela le rend amer : « Je n’ai aucune envie de devenir un morceau de viande en faisant la guerre. » Nicolas Filiboychenko, un officier marin de 32 ans, reconnaît un immense courage à son président, mais il critique la loi qui interdit aux hommes de quitter le territoire : « Je suis coincé, je ne peux pas aller en Grèce pour travailler. Je ne sais pas me servir d’une arme, mais je pourrais ramener de l’argent pour ma famille et, avec les taxes, pour le pays. »
Les autorités locales insistent sur la puissance du patriotisme pour faire tenir la société. Des femmes cousent des tissus de camouflage. D’autres font de la cuisine et apportent leurs plats aux militaires ou aux familles déplacées par la guerre. Des sacs avec des vêtements, des jouets ou des biens de première nécessité sont distribués un peu partout. Au milieu de la ville, des panneaux d’affichage publicitaire clament le soutien des habitants à leurs militaires. Des affiches collées sur des poteaux moquent Poutine et le désignent comme cible. A l’entrée des supermarchés, une table avec un drapeau attend les clients. Beaucoup s’arrêtent et signent. La pétition réclame aux chefs d’Etat occidentaux de fermer l’espace aérien pour mettre fin aux bombardements russes – une mesure qui supposerait l’intervention de l’OTAN en Ukraine. « Nous comptons déjà 13 000 signatures dans la ville », se réjouit le maire, Andrey Abramchenko, un élu protégé en permanence par deux gardes du corps depuis que la Russie a enlevé des maires dans l’est du pays.
Les larmes d’émotion viennent facilement lorsque les habitants évoquent leur président et leurs militaires, en première ligne face aux troupes d’invasion russes. La plupart des habitants font la distinction entre Poutine et son peuple. Mais les mots sont à la hauteur des traumatismes. « Je ne ressens pas de haine pour les Russes, je ne crois pas. Ce sont des moutons, c’est tout. Depuis vingt ans que Poutine est leur président, ils baissent la tête. Et chaque année, ils baissent un peu plus la tête. » Vlad Kostiev, 25 ans, patron d’un bar à chicha branché, avec plus de 11 000 followers sur Instagram, mime un homme qui se couche sous une table pour illustrer son propos.
Voleurs ligotés aux arbres
Les mots sont d’autant plus virulents que les liens entre les deux pays traversent aussi les familles. Beaucoup d’Ukrainiens ont des proches qui vivent en Russie, qui sont devenus russes ou qui ont épousé une femme russe. Une enseignante raconte par exemple que son père, parti il y a plus de vingt ans, n’a pas évoqué la guerre avec elle au téléphone : « Il croit à la propagande des médias russes, il pense que tout va bien. » Un marin raconte que sa mère et sa tante, qui habite en Russie, se parlent encore au téléphone, mais évitent à tout prix de parler de politique pour ne pas se déchirer. Liliya Filiboychenko, 31 ans, enseignante d’ukrainien à Izmaïl, s’en désole : « J’ai un cousin dans le sud de la Russie. Il soutient Poutine en disant qu’il les a sauvés. Il vit là-bas et il regarde la télé, alors… Mon oncle et ma tante sont aussi en Russie et ils ne nous croient pas. » La déchirure, là, est irrémédiable.
Les temps de guerre transforment les hommes et les femmes. Mais aussi les lois et leur application. Il en va désormais ainsi pour les voleurs lorsqu’ils sont arrêtés. Un homme a été pris en flagrant délit de vol dans un supermarché de la ville, il y a quelques jours. Les vigiles l’ont interpellé. Il a ensuite été ligoté et enroulé avec un film plastique autour d’un arbre. Plusieurs épisodes similaires ont eu lieu dans la ville. Sur certaines photos, la police est présente, voire active, pour sanctionner en public les voleurs, dont certains ont le pantalon baissé. « Les tribunaux ne fonctionnent plus. Il faut bien un moyen pour punir les voleurs », nous explique, navré, un des destinataires des photos. Celles-ci ont ensuite largement circulé sur Instagram. « On ne faisait pas ça avant », reconnaît Vlad Kostiev en regardant la photo. Le clair-obscur et les zones sombres d’une société en guerre.