Des travaux historiques éclairent la façon dont la mise en œuvre de cette idée, née dans sa version moderne au XVIIe siècle avec celle de la liberté de pensée, s’est souvent heurtée à la souveraineté des Etats. Ces derniers la conjuguent avec leurs intérêts géopolitiques et économiques.
Histoire d’une notion. Mêmes traits tirés, mêmes regards terrifiés d’hommes, de femmes et d’enfants fuyant la violence. Pourtant, selon qu’ils soient syriens, irakiens, afghans ou ukrainiens, les exilés ne sont pas tous traités de la même façon. Malgré l’inscription, depuis plus d’un demi-siècle, du statut de réfugié dans le droit international, les réponses diffèrent en Europe pour protéger ceux qui en font la demande. « Les relations géopolitiques et diplomatiques sont déterminantes dans la reconnaissance du statut de réfugié », estime l’anthropologue Michel Agier, coauteur de Babels. Enquêtes sur la condition migrante (avec Stefan Le Courant, Points, 800 pages, 12,50 euros, à paraître le 1er avril). De récents travaux historiques s’attachent à éclairer l’origine de ce principe généreux et la façon dont sa mise en œuvre s’est conjuguée avec des stratégies politiques et des intérêts économiques.
Initialement religieux – le mot vient du grec asulon, désignant un sanctuaire –, le droit d’asile est appliqué dans les cités grecques où chacun peut se réfugier dans les lieux sacrés. Dans la pensée chrétienne occidentale, saint Augustin en élargit la protection aux criminels qui peuvent trouver refuge dans les églises. Au cours du Moyen Age, l’Etat en limite l’application et le transforme en droit séculier.
Exil « blâmable » ou « misérable »
Mais c’est au XVIIe siècle que s’opère un basculement avec l’idée, théorisée par le protestant Hugo Grotius (1583-1645), que les individus ont droit à la liberté de religion et de pensée et que les Etats ont un devoir d’asile politique à l’égard des étrangers. « A partir de cette époque s’opère une distinction entre l’“exil blâmable”, dû à une condamnation judiciaire, et l’“exil misérable”, lié à une force de coercition », explique l’historienne Delphine Diaz, autrice d’En exil. Les réfugiés en Europe de la fin du XVIIIe siècle à nos jours (Folio, « Histoire », 2021). Le droit d’asile reste, pour autant, à la discrétion des Etats. Introduit dans la première Constitution française de 1793, il ne sera pas appliqué.
Il faut attendre le XIXe siècle pour que le statut des réfugiés se précise en France. « Des circulaires du ministère de l’intérieur le définissent alors comme un individu sans papier, ayant rompu avec son État d’origine et dépendant des secours, ce qui implique une forme de soumission et d’indignité », note Delphine Diaz. A partir des années 1830, la figure de l’exilé devient suspecte. A cette époque déjà, la protection est sélective : les Polonais fuyant la répression de la révolution de Varsovie par les troupes russes en 1831 sont accueillis en France « comme des frères, car ils partagent la même religion et l’idéal libéral », souligne l’historienne. Les juifs victimes de pogroms dans l’Empire russe à partir de 1881 seront suspectés d’émigrer pour des raisons économiques et non pour fuir les persécutions.
Après la première guerre mondiale, la dissolution des empires amplifie les phénomènes d’exode. La création, en 1921, d’un Haut-Commissariat aux réfugiés russes, premier acte d’un nouveau droit international, annonce la mise en circulation du passeport « Nansen » – du nom de l’explorateur et diplomate norvégien Fridtjof Nansen (1861-1930) –, afin de venir en aide aux exilés russes devenus apatrides. Là encore, son octroi n’est pas systématique. Elargi à d’autres groupes nationaux comme les Arméniens, il est refusé aux exilés antifascistes italiens pour ne pas fâcher Mussolini.
Les considérations politiques se conjuguent aux intérêts économiques. Si les démocraties occidentales se montrent plutôt généreuses dans les années 1920, lorsque l’urgence de la reconstruction exige de la main-d’œuvre, elles se ferment dix ans plus tard, après la crise de 1929. Les juifs et les militants antinazis qui fuient l’Allemagne, ces « sans-Etat » décrits comme des « monstres juridiques » par la philosophe Hannah Arendt (1906-1975), elle-même exilée à New York, ne sont pas les bienvenus. En 1939, les 900 passagers partis de Hambourg (Allemagne) à bord du paquebot Saint-Louis, errent entre Cuba et le Canada, avant de revenir en Europe.
Application politique
Après la seconde guerre mondiale, le droit d’asile devient en France un principe constitutionnel qui concerne « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ». La création du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, en 1950, puis l’adoption de la convention de Genève, en 1951, fondent la protection juridique internationale du réfugié qui prévaut aujourd’hui, protégeant toute personne craignant « avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». D’abord réservée aux Européens, cette protection est étendue en 1967 à tous les réfugiés, quel que soit leur pays d’origine.
Mais la convention est, « en réalité, un texte flou, et le statut de réfugié dépend de l’état des sociétés qui prennent la décision, bien plus que de la vérité intrinsèque d’un individu, de son histoire ou de sa trajectoire », estime la sociologue Karen Akoka, autrice de L’Asile et l’Exil (La Découverte, 2020). Ainsi, pendant la guerre froide, la France accorde l’asile à tous les Hongrois et les Tchécoslovaques arrivés après les invasions soviétiques de 1956 et 1968, de même qu’aux Vietnamiens dans les années 1970. En revanche, elle refuse le statut de réfugié aux Algériens menacés par le Front islamique du salut au début des années 1990, au motif que les persécutions dont ils font l’objet émanent non d’un Etat mais d’un groupe para-étatique.
« L’application de la convention de Genève s’est durcie en Europe et particulièrement en France depuis les années 1980, comme on l’a vu avec les Syriens et les Afghans », note Delphine Diaz. Dans ce contexte, le mouvement européen de solidarité à l’égard des réfugiés ukrainiens, « si l’on peut s’en réjouir, apporte aussi la preuve qu’on sait répondre à des situations d’urgence lorsqu’on le veut », estime l’historienne.
Claire Legros (avec Reuters)