La caste des oligarques russes incarne le capitalisme dans ce qu’il a de plus prédateur. Avec leur mode de vie ostentatoire et leurs investissements dans l’industrie extractive, ces ultrariches ravagent la planète sous le regard complaisant des élites occidentales.
C’est une image qui préfigure les prochaines crises climatiques. Les ultrariches refusent d’affronter l’Histoire et préfèrent faire sécession. Alors que la guerre fait rage en Ukraine et que le bas peuple s’écharpe sous les bombes, les oligarques russes fuient la tempête à bord de leurs yachts et de leurs jets privés, en quête d’eaux turquoise et de terres plus hospitalières. Face à la menace d’une saisie de leur fortune, en Occident, les milliardaires russes se planquent dans les paradis fiscaux. Comme l’écrivait le philosophe Bruno Latour [1], «à défaut d’atterrir, les ultrariches tentent d’échapper au monde commun».
Aux Maldives, dans les ports, on assiste presque à des embouteillages. Le Titan, le yacht de quatre-vingts mètres de Roman Abramovitch, propriétaire du club de football anglais Chelsea, est arrivé la semaine dernière, rejoignant d’autres navires : le My Sky, propriété d’Igor Kesaev, le Clio de l’oligarque Oleg Deripaska et le Nirvana, impressionnant yacht de quatre-vingt-huit mètres appartenant à l’homme le plus riche de Russie, Vladimir Potanine. Le «Dilbar», yacht de luxe appartenant au milliardaire russe Alicher Ousmanov, à Antibes (Alpes-Maritimes) en 2018. Wikimedia / CC BY-SA 4.0 / Jpchevreau
Le sauve-qui-peut est général. Partout, les milliardaires russes désertent. Le Galactica Super Nova de Vaguit Alekperov est parti de Barcelone pour s’abriter au Monténégro. Le navire Nord — 140 mètres de long, 500 millions de dollars — d’Alexei Mordashov se cache aux Seychelles comme le Sea Rapsody d’Andrey Kostin. Anticipant les sanctions à venir, le Boeing 787 de Roman Abramovitch a également décollé de l’aéroport de Nice le matin de l’offensive russe. Comme le yacht de Poutine, estimé à 100 millions de dollars, qui a mystérieusement disparu du port de Hambourg mi-février alors que ses réparations n’étaient pas terminées.
L’oligarque Roman Abramovitch représente la pire empreinte carbone de tous les humains
«Poutine, ce multimilliardaire, est l’archétype de l’oligarque cupide, a réagi l’ancien candidat à l’élection présidentielle américaine, Bernie Sanders. Avant de déclencher une guerre qui risque de tuer des milliers de personnes et d’en déplacer des millions, il devrait davantage se préoccuper des peuples ukrainiens et russes, et moins de son précieux superyacht.»
L’exil de ces milliardaires n’a rien d’anecdotique. «Une poignée de super-riches s’égayent en mer alors que des milliards de personnes luttent pour survivre et que la planète dégringole dans une catastrophe écologique, dit à Reporterre Grégory Salle, l’auteur du livre Superyachts — Luxe, calme et écocide (éd. Amsterdam, 2021). Ces grandes fortunes sont l’emblème du capitalocène. Leur mode de vie a presque littéralement rompu toute attache avec le monde social ordinaire». Le coût écologique des milliardaires en tonnes équivalent CO2. En bleu, les demeures; en jaune, les yachts; en rouge, les autres modes de transport (jets, hélicoptères…) Roman Abramovitch est tout en haut du podium. The Conversation / CC-BY-ND
Les oligarques russes incarnent, en effet, l’ordre capitaliste dans sa version la plus démesurée et la plus ostentatoire. Dans son enquête, Grégory Salle raconte ainsi comment un milliardaire russe s’obstine à vouloir installer dans son yacht une douche capable de faire jaillir à volonté du champagne, avec un débit de 45 litres par minute. Le sociologue décrit la course au gigantisme, les yachts toujours plus énormes, les sommes colossales allouées aux biens de luxe et les caprices de ces dominants avec leurs piscines en verre, leurs bars en cristal et leurs pieds-à-terre sur la Côte d’Azur achetés plusieurs centaines de millions d’euros.
Leur mode de vie est insoutenable. Les navires de luxe qu’ils affectionnent consomment jusqu’à 2 000 litres de carburant à l’heure. Pour donner un ordre de grandeur, trois cents yachts émettent autant de CO2 que les dix millions d’habitants du Burundi.
Dans une étude de 2019, deux anthropologues de l’Université de l’Indiana (États-Unis), Beatriz Barros et Richard Wilk, se sont intéressés aux milliardaires qui polluent le plus. En tête, loin devant, on retrouve l’oligarque Roman Abramovitch qui détient la pire empreinte carbone sur Terre. Chaque année, il émet 33 859 tonnes de CO2 alors qu’en moyenne un citoyen russe n’en émet que 11. Le multimilliardaire possède une collection de yachts et un jet privé qui comprend une salle de banquet pouvant accueillir trente personnes.
«C’est un crime vendu comme idéal de vie»
Cette consommation ostensible de combustibles fossiles devrait être qualifiée de crime selon le chercheur Andreas Malm. Dans son livre Comment saboter un pipeline (éd. La Fabrique, 2020), il dénonce avec vigueur «ces émissions de luxe», «fer de lance idéologique du business-as-usual » : «C’est un crime vendu comme un idéal de vie […] Dans une atmosphère déjà saturée de CO2, cette pollution équivaut à des projectiles balancés dans les airs qui retombent au hasard sur les pauvres», écrit-il.
Le crime est aggravé par le fait que la principale source des émissions de luxe — l’hypermobilité des riches, leur débauche de déplacements en avion, en yacht, en hélicoptère — est ce qui leur permet de ne pas avoir à se soucier des conséquences, puisqu’ils peuvent toujours se mettre à l’abri ailleurs. «Être ultrariche et hypermobile au-dessus de 400 parties par million (ppm) [2], c’est déverser les périls mortels sur d’autres et y échapper dans un même coup de maître», conclut Andreas Malm.
En la matière, les oligarques russes sont parmi les plus forts. Leurs incroyables frasques ne connaissent pas de frontière. Avec leurs villas en bord de mer, leurs chalets à Courchevel, leurs manoirs à Londres — rebaptisé «Londongrad» — ou leurs hôtels particuliers à Paris, cette caste vit complètement hors-sol.
Pour ne prendre qu’un exemple, le magnat du gaz, Gennady Timchenko, dont la fortune est estimée à 22 milliards de dollars, se rend presque chaque week-end dans sa somptueuse propriété du Lavandou dans le Var. Il possède aussi des biens en Suisse, un yacht qui sillonne la mer Méditerranée, un jet privé, etc.
Il y a encore quelque temps, les oligarques russes étaient bien accueillis en France. Gennady Timchenko a été décoré du grade de Chevalier de la Légion d’honneur en 2013, tandis qu’Iskander Makhmudov – seizième fortune en Russie qui possède plusieurs domaines de chasse en Sologne (1 300 hectares) — pouvait bénéficier de la sécurité d’un certain Alexandre Benalla alors que ce dernier travaillait encore à l’Élysée.
Sarkozy et Fillon, les amis des oligarques
Plusieurs politiques français ont fricoté avec eux, sans vergogne. Avant de démissionner, sous la pression, François Fillon était administrateur du groupe d’hydrocarbures Zaroubejneft et du géant de la pétrochimie Sibur, contrôlé par Leonid Mikhelson, l’un des hommes les plus riches de Russie. L’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy a vendu ses conseils pour 3 millions d’euros à une société d’assurance russe possédée par les deux milliardaires Sergey et Nikolay Sarkisov. À Monaco, c’est un avocat, désormais garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti qui avait pour client l’oligarque Dimitri Rybolovlev.
Ces ultrariches, dont la grande majorité sont à la botte de Vladimir Poutine, ont bénéficié de quinze ans de complaisance politique en France et plus généralement en Europe. Pendant des années, ils se sont enrichis sous l’œil bienveillant des élites occidentales, grâce à ce que l’on pourrait qualifier de plus grand pillage de l’Histoire : le dépeçage de l’industrie soviétique et sa privatisation.
Pétrole, minerai, gaz… Au moment de la dislocation de l’URSS, ces oligarques ont accaparé les richesses et ont réalisé de super rentes grâce aux exportations d’hydrocarbures et au secteur extractiviste — par ailleurs ultrapolluant. Selon le Boston Consulting Group (BCG), les cinq cents plus grosses fortunes russes contrôlent 40% de la richesse nationale. «C’est une dérive kleptocratique sans limites», a résumé l’économiste Thomas Piketty.
La Russie a abandonné toute ambition de redistribution. L’argent accumulé est dilapidé en dehors du pays. Environ 60% de la fortune des résidents russes les plus riches (le top 0,01%, soit environ 10 000 personnes) est détenue dans des paradis fiscaux offshore. Les «Panama papers» et les «Paradise papers» ont révélé les pratiques frauduleuses des proches du Kremlin pour soustraire des sommes faramineuses à la Russie. Nicolas Sarkozy, Dmitriy Rybolovlev (au milieu) président de l’AS Monaco et le prince Albert de Monaco, en 2017 au Parc des Princes à Paris. © Franck Fife / AFP
Les chercheurs Gabriel Zucman, Thomas Piketty et Filip Novokmet estiment à 1 000 milliards de dollars le montant global détenu par des Russes, particuliers ou entreprises, à l’étranger. Soit plus de la moitié du produit intérieur brut national.
À l’occasion de la guerre en Ukraine, les choses pourraient changer. Le gel des avoirs des oligarques russes est inédit par son ampleur et les images des saisies montrent qu’une régulation internationale serait possible. «Attention cependant à ne pas surjouer l’affrontement entre “les démocraties” et “les autocraties”, les “entrepreneurs” occidentaux, utiles et méritants et les “oligarques” russes, nuisibles et parasites, prévient Thomas Piketty. On oublie trop souvent que les pays occidentaux partagent avec la Russie une idéologie hypercapitaliste débridée et un système légal, fiscal et politique de plus en plus favorable aux grandes fortunes.»
Pour l’économiste, il est temps d’imaginer un nouveau type de modèle de développement, avec la mise en place d’un cadastre financier international afin de contrôler les flux d’argents à travers le monde et mieux réguler le secteur financier. «C’est à ce prix que les pays occidentaux parviendront à gagner la bataille politique et morale face aux autocraties et à démontrer aux opinions mondiales que les grands discours sur la démocratie et la justice ne sont pas des mots creux.»
[1] Dans Où atterrir? Comment s’orienter en politique aux éditions La Découverte.
[2] Après avoir franchi le cap des 400 parties par million (ppm) en 2015, la concentration dans l’atmosphère de dioxyde de carbone a atteint 413,2 ppm en 2020.
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