Dans l’espace médiatique et politique, le label «islamiste» sert avant tout à disqualifier ceux qu’il désigne. Son usage dans le champ scientifique continue pourtant à faire sens. Un récent ouvrage collectif centré sur le temps long et la comparaison des mobilisations islamistes tente d’exprimer la portée de ce label et son intérêt analytique, malgré toutes les controverses. Religion > Politiques > Laurent Bonnefoy
François Burgat et Matthieu Rey (dir.)
Histoire des mobilisations islamistes. XIXe-XXIe siècle
CNRS Éditions, 2022
443 p.
26 euros
Dans leur Histoire des mobilisations islamistes, François Burgat et Matthieu Rey réunissent une vingtaine de chercheurs. Ensemble ils explorent, dans leur variété, les expressions de l’islamisme depuis deux siècles. Les contributeurs, issus de plusieurs générations, comptent parmi les meilleurs spécialistes internationaux, issus par exemple des universités d’Oxford et d’Oslo, en passant par le Collège de France et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Une telle démarche offre l’intérêt de s’extraire d’un débat qui apparait trop souvent comme franco-français et porté par les querelles. L’apport de l’ouvrage, accompagné d’une ample bibliographie que l’on s’accordera à qualifier d’ «œcuménique», est de ne pas tomber dans ce piège. Il suit une ligne de crête analytique et scientifique, tournée notamment vers des travaux internationaux rendus accessibles au lectorat francophone pour la première fois. La focale historique est aussi particulièrement précieuse, tout comme l’est la volonté de ne pas s’arrêter au seul monde arabe. Les incursions en Asie du Sud-Est comme en Afrique subsaharienne révèlent en effet des dynamiques souvent ignorées, y compris des spécialistes, sans jamais pourtant verser dans l’hyperspécialisation.
Une réaction face au colonialisme
Des prémices de l’islamisme face à la domination européenne en Égypte et au Maghreb au milieu du XIXe siècle jusqu’à la violence apparemment illimitée portée par l’organisation de l’État islamique (OEI), l’approche développée dans l’ouvrage est chronologique. Cinq séquences (chacune introduite par un court texte rédigé par François Burgat et Matthieu Rey) permettent de souligner les évolutions des mouvements islamistes dans leurs diverses expressions, faisant notamment du moment colonial l’adjuvant principal de leur structuration. En insistant sur leur nature essentiellement réactive, l’ouvrage décrit l’islamisme comme une affirmation identitaire et la valorisation d’un lexique et d’un univers symbolique particuliers. Ainsi, les chapitres traitent-ils autant des mouvements violents à l’instar de Boko Haram au Nigeria que des réflexions des réformistes maghrébins tel le cheikh Ibn Badis. Quoi de commun entre eux, si ce n’est la volonté de revaloriser une norme religieuse qu’ils considèrent comme malmenée et reléguée par leur propre époque?
En multipliant les focales et les terrains, cet ouvrage constitue une entrée pertinente pour le grand public, en particulier les étudiants, en quête de synthèse. Abordables et mettant en lumière des trajectoires parfois oubliées, comme l’expérience parlementaire des Frères musulmans au milieu du XXe siècle en Irak, Syrie et Égypte, les chapitres présentent des cas concrets pour rendre compte de la diversité de ces mobilisations.
Certes, une telle publication n’a pas vocation à être exhaustive. Il aurait été néanmoins intéressant d’y trouver une réflexion sur les mobilisations dans les sociétés où l’islam est en situation de minorité, comme en Europe occidentale. D’une part dans la mesure où la dimension identitaire de l’islamisme y est singulière, d’autre part parce que c’est sur les terrains européens que se sont concentrées depuis quelques années les approches les plus contestables, montant en épingle des phénomènes marginaux et faisant du recours à la violence par les islamistes la norme.
Loin de toute démarche polémique dans laquelle les médias ont souvent tendance à enfermer ses travaux ou interventions (notamment sur les réseaux sociaux qu’il utilise abondamment, parfois en encourageant les «clashes»), l’ouvrage ici présenté a le mérite de mettre en lumière la pertinence scientifique de l’approche développée par François Burgat depuis trente ans. Certes les contributeurs ne partagent sans doute pas tous les mêmes interprétations ou conclusions. L’ouvrage n’est ainsi pas le produit d’une école, d’un réseau ou d’une clique universitaire fondée sur le principe du «mandarinat» si décrié. La variété des profils des autrices et auteurs, parmi lesquels Henry Laurens, Anne Wolf, Mohammad-Mahmoud Ould-Mohamedou et Brynjar Lia, tout comme leur rayonnement international, en témoignent. Pourtant, en adoptant le présupposé selon lequel l’islamisme est avant tout un phénomène identitaire et réactif, ils s’accordent sur une lecture certes minimale, mais féconde sur le plan de la méthodologie.
En effet, un tel parti pris permet de signaler la capacité d’adaptation des mobilisations islamistes et leur dépendance au contexte davantage qu’à l’idéologie. En pointant du doigt leur historicité ainsi que les recompositions qui les traversent, l’approche partagée par les chapitres successifs valorise les variables politiques — répression, élections, libertés, inégalités ou domination. Cette plasticité permet de comprendre combien la mort de l’islamisme, annoncée depuis longtemps, n’est pas actée en dépit de la crise sévère que traversent ses diverses expressions depuis les Printemps arabes.
Laurent Bonnefoy Chercheur au CNRS, Centre de recherches internationales (CERI), Sciences Po.