Au passage frontalier de Beregsurány, à la frontière ukraino-hongroise, une logistique de l’exil se met en place pour récupérer les milliers de réfugiés d’Ukraine. La mobilisation générale empêche les hommes de partir.
Corentin Léotard et Thomas Laffitte
27 février 2022 à 19h55
Beregsurány (Hongrie).– Beregsurány, une petite bourgade paysanne adossée à la frontière ukrainienne, est l’un des quatre points de passage sur la centaine de kilomètres de frontière entre les deux pays. Dans le bistrot du coin, les cinq hommes qui tapent le carton ont bien vu les réfugié·es surgir le long de la route qui longe le village. « Hier, on voyait passer des familles au complet mais, aujourd’hui, les hommes ne passent plus la frontière », à cause de la mobilisation générale décrétée le matin même, témoigne l’un d’eux. Dimanche, 62 000 personnes avaient déjà franchi la frontière ukraino-hongroise depuis le déclenchement de la guerre.
Quelques centaines de mètres plus loin, au passage frontalier à l’écart du village, une jeune femme arrive à pied avec sa fille de quatre ans en tirant une valise. Il fait nuit et froid, pas plus de trois degrés. Elle ne refuse pas le thé chaud qu’on lui propose à un petit stand improvisé par trois amis.
Arrivée de réfugiés venant d’Ukraine près du poste frontière de Beregsurány en Hongrie, le 26 février 2022. © Photo Corentin Léotard pour Mediapart
Ces derniers ont parcouru près de 500 kilomètres depuis Kalocsa, dans le sud de la Hongrie, pour distribuer les quelque 250 sandwiches qu’ils ont préparés eux-mêmes. La jeune femme – qui ne veut pas donner son prénom – essaie de rassurer sa fille qui pleure. Elle-même peine à retenir ses larmes quand elle explique sa situation : son mari l’a conduite en voiture depuis Ivano-Frankivsk, dans le sud-ouest du pays, jusqu’à la frontière, mais la voilà maintenant seule avec leur enfant.
C’est le principal drame de cet exil : les femmes et les enfants passent, pas les hommes en âge de combattre. Depuis vendredi matin, les autorités ukrainiennes veillent scrupuleusement à ce qu’aucun homme âgé de 18 à 60 ans ne quitte le territoire.
Dans le village, la maison de la culture a été reconvertie en centre d’accueil par les villageois·es. Le maire époussette la veste qu’il vient de passer en prévision de l’arrivée imminente des autorités départementales. Il ne le sait pas encore, mais Viktor Orbán en personne lui fera honneur de sa venue dans l’après-midi. Comme la Pologne et la Slovaquie au Nord, la Hongrie a décidé de laisser entrer tout le monde en provenance d’Ukraine.
La durée de séjour de 90 jours permise aux citoyennes et citoyens ukrainiens dans l’Union européenne devrait être prolongée. Viktor Orbán, pourtant bien connu pour son zèle anti-immigration, a annoncé avec fracas un déploiement humanitaire à la hauteur des 600 000 réfugié·es potentiellement attendu·es par les autorités. « Jusque-là, on n’en a pas vu la couleur », plaisantent les retraités, qui se démènent pour que leur centre d’accueil ressemble à quelque chose, malgré l’absence criante des pouvoirs publics.
Les liens avec la diaspora activés
Oleksandra se réchauffe dans le centre d’accueil avec ses deux jeunes enfants en attendant qu’on lui trouve trois places pour Budapest, à trois heures et demie de route plus à l’ouest. « On a été réveillés jeudi vers cinq heures du matin par des bombardements de l’aéroport. On a essayé d’aller chercher des médicaments à la pharmacie, mais ça tirait dans les rues. » C’était à Soumy, une grande ville du nord-est de l’Ukraine, à une vingtaine de kilomètres de la frontière russe.
Oleksandra et sa fille vont partir aux Etats-Unis. © Photo Corentin Léotard pour Mediapart
La famille a pris la route pour traverser le pays. Son mari a conduit une trentaine d’heures dans la cohue des embouteillages, les pleurs des enfants, les bagarres des adultes, raconte-t-elle. Hier encore, elle était cheffe d’entreprise, mais ses deux entrepôts remplis de produits chinois ont été détruits.
La voilà en sécurité avec ses enfants mais sans son mari. Elle montre pourtant un visage optimiste et déterminé : elle embarquera dès demain matin à l’aéroport de Budapest pour les États-Unis et s’installera chez des amis en Virginie. Son fils a 13 ans aujourd’hui et c’est depuis les caves où ils s’abritent que ses copains de classe lui envoient des « joyeux anniversaire ! ».
La diaspora des travailleurs ukrainiens, qui sont des dizaines de milliers disséminés en Europe centrale et en Allemagne, est la cheville ouvrière de ce mouvement d’exil.
Il faut avoir les moyens de partir, mais surtout un point de chute. Olena aussi a déjà un billet d’avion en poche, mais pour la Grèce. La jeune femme, âgée d’une vingtaine d’années, qui était manageuse dans une entreprise de logistique, a décidé de quitter l’Ukraine pour rejoindre son petit ami – « enfin, plutôt [s]on ex-petit ami ».
Comme d’autres jeunes rencontré·es, elle espère pouvoir continuer à toucher son salaire en télétravaillant. Ce qui explique qu’à Budapest et dans d’autres grandes villes des pays riverains, ce soit la razzia sur les locations Airbnb.
Quant à Lyudmila, professeure d’allemand, et ses deux enfants, qui habitaient près de l’aéroport de Boryspil ciblé par des bombardements, ils sont attendus par des amis en Allemagne. Là encore, cela sera sans son mari.
Lyudmila et ses deux enfants sont attendus par des amis en Allemagne. Son mari est, lui, resté en Ukraine. © Photo Corentin Léotard pour Mediapart
En l’absence de traductrices et traducteurs, la barrière de la langue ralentit souvent la prise en charge des réfugié·es, mais heureusement pour elle, un monsieur retraité qui s’est improvisé chauffeur pour les transporter parle allemand aussi. Le trajet jusqu’à Nyíregyháza, à une heure de route, en sera d’autant plus agréable.
La diaspora des travailleuses et travailleurs ukrainiens, qui sont des dizaines de milliers disséminés en Europe centrale et en Allemagne, est la cheville ouvrière de ce mouvement d’exil. Une véritable flotte est arrivée à la rescousse aux frontières orientales de la Pologne, de la Slovaquie, de la Hongrie et de la Roumanie.
Des véhicules immatriculés dans de nombreux pays d’Europe, surtout en Slovaquie et en Tchéquie, mais aussi en Allemagne et en Italie, se massent sur les bas-côtés de la route qui conduit à la frontière et dans des parkings improvisés.
Angelika, originaire de Munkatchevo en Transcarpatie, est venue depuis Prague, où elle vit depuis 27 ans, pour mettre en sécurité ses filles et ses petits-enfants. « On a confiance dans notre gouvernement, mais ça ne va pas être joli en Ukraine dans les semaines à venir. J’ai passé la frontière pour aller chercher moi-même ma famille en Ukraine », raconte cette sexagénaire. Les valises casées, il ne reste plus que les deux poussettes à charger dans le van.
Arrivée de réfugiés ukrainiens au centre d’accueil de la maison de la culture de Beregsurány en Hongrie, le 26 février 2022. © Photo Corentin Léotard pour Mediapart
Les Hongrois échappent à la conscription
La donne est différente pour les 100 à 150 000 personnes de la minorité magyarophone qui vivent dans la région de Transcarpatie, juste de l’autre côté de la frontière. Grâce aux passeports généreusement distribués par Budapest depuis dix ans, les hommes peuvent sortir du pays. Comme lors des guerres de Yougoslavie dans les années 1990, les jeunes Hongrois fuient la conscription pour une guerre qui n’est pas la leur. Ils avaient été plusieurs dizaines de milliers à quitter la Voïvodine, région septentrionale de la Serbie, et la plupart ne sont jamais revenus.
Bertalan, rencontré dans une auberge où il est arrivé vendredi, espère pouvoir retourner rapidement de l’autre côté de la frontière, mais si la situation dure, il rapatriera sa femme et son fils de dix mois.
Comptable, il va télétravailler en attendant. « Chez les Hongrois, je ne connais personne qui ira se battre pour un gouvernement qui ne respecte pas ses droits », dit-il en faisant allusion à une loi linguistique qui restreint l’usage du hongrois en Ukraine et empoisonne les relations entre Budapest et Kiev. « Ce n’est pas des Russes qu’on a peur, mais des Ukrainiens qui nous mènent la vie dure ! », affirme même Eva, une couturière venue avec sa fille. Depuis samedi, un nombre croissant de familles roms, magyarophones, fuient aussi vers la Hongrie.
Un grand mouvement de solidarité s’est organisé pour aller chercher les gens en voiture à la frontière et les héberger à Budapest. À l’arrière de la voiture qui les conduit vers la capitale hongroise, Natalia, sa copine Irina et son fils de quatre ans se sont rapidement endormis, épuisés par leur périple de deux jours depuis Ivano Frankivsk, par-delà la chaîne des Carpates. Les voilà en sécurité en Espagne depuis dimanche, auprès de la sœur et de la mère de Natalia.
Corentin Léotard et Thomas Laffitte