La stratégie de Poutine a intégré le théâtre méditerranéen au front européen, les avancées en Syrie favorisant les coups de boutoir en Ukraine, avec envoi de renforts en Méditerranée orientale dès le début de l’offensive en cours.
Bachar al-Assad recevant le ministre russe de la Défense à Damas, le 15 février (AP)
Les analyses de l’offensive russe en cours en Ukraine la situent généralement dans le prolongement des différents coups de force perpétrés par le Kremlin dans son environnement post-soviétique. Il est néanmoins possible d’élargir la perspective au théâtre syrien, voire méditerranéen. C’est en effet là que Vladimir Poutine a tiré le plus grand profit de l’absence de détermination des Etats-Unis et de leurs alliés européens, ce qui n’a pu que l’encourager à une posture belliciste face à Kiev. A l’inverse, rien n’interdit d’envisager qu’une escalade de la crise ukrainienne pourrait désormais avoir des retombées en Méditerranée, tant Moscou entend profiter de sa capacité à intégrer les deux théâtres d’opération, face à des dirigeants occidentaux qui tardent à prendre la mesure de cette nouvelle donne.
DE DAMAS A LA CRIMEE
Barack Obama n’a jamais compris qu’il avait sabordé en Syrie une bonne partie de la dissuasion des Etats-Unis envers la Russie, car il est resté prisonnier d’une vision distinguant le théâtre européen « stratégique » d’un espace moyen-oriental « tactique ». Sa reculade d’août 2013, lorsqu’il a refusé de mettre en oeuvre ses propres « lignes rouges », après le bombardement chimique par Bachar al-Assad de banlieues insurgées de Damas, a convaincu Poutine que Washington ne réagirait pas sérieusement à l’invasion de la Crimée, lancée six mois plus tard. Une fois empochée l’annexion de cette province ukrainienne, le Kremlin s’est retourné vers le théâtre syrien, avec une intervention cette fois directe, en soutien au régime Assad, à partir de septembre 2015. Le Kremlin a profité de cette offensive pour étoffer en Syrie son dispositif en Méditerranée orientale, l’ancienne implantation maritime de Tartous étant désormais complétée par une base aérienne proche de Lattaquié.
Le chef de l’Etat russe a également tiré le plus grand profit des tensions croissantes, à propos de la Syrie, entre la Turquie et le reste de l’OTAN. Alors qu’Ankara était longtemps considéré comme le « pilier Sud » de l’alliance atlantique, l’OTAN s’est bien gardée de réagir aux multiples violations des l’espace aérien turc par l’aviation russe. Le président Erdogan a dénoncé en vain un tel « lâchage », avant de se décider à traiter directement avec Moscou et d’abandonner, en décembre 2016, les révolutionnaires syriens. Le partenariat ainsi noué a permis au Kremlin de consolider le contrôle d’Assad sur deux tiers du territoire syrien, alors que la Turquie s’emparait d’enclaves frontalières en Syrie. Les Etats-Unis et les pays européens ont été ostensiblement exclus de cette nouvelle donne, qui a servi de modèle, trois ans plus tard, à un autre « condominium » russo-turc, cette fois en Libye, toujours aux dépens de Washington et de ses alliés.
DE L’EUROPE ORIENTALE A LA MEDITERRANEE OCCIDENTALE
Le Kremlin n’a pas fait que saper les positions stratégiques des Occidentaux en Syrie et en Libye pour mieux renforcer sa main en Europe orientale. Il y a aussi banalisé des techniques de guerre non-conventionnelles qui ont démontré leur nocivité en Ukraine, qu’il s’agisse du recours à des mercenaires de type Wagner ou des campagnes de désinformation systématique. Sur tous ces registres, c’est le caractère méthodique des avancées russes qui frappe face à l’impuissance apparente de Washington et des puissances européennes à s’adapter à un contexte aussi agressif. Moscou a bel et bien développé et appris à maîtriser en Syrie des manoeuvres, certes peu sophistiquées, mais qui lui assurent de conserver l’initiative face à un camp occidental toujours sur la défensive et souvent divisé. En clair, Poutine est fermement campé sur ses deux jambes, l’une européenne, l’autre méditerranéenne, alors que ses adversaires désignés entretiennent la schizophrénie d’une distinction opérationnelle entre l’Ukraine et la Méditerranée.
Le Kremlin ne s’embarrasse pas de telles rigidités, lui qui a dépêché son ministre de la Défense en Syrie, neuf jours seulement avant l’invasion de l’Ukraine. Ce déplacement visait à l’évidence à s’assurer de la solidité du dispositif russe en Méditerranée orientale, peu avant une offensive que l’état-major avait déjà programmée sur le front européen. Le 25 février, Bachar al-Assad a d’ailleurs tenu à féliciter son homologue russe pour cette « correction de l’histoire et ce rétablissement de l’équilibre international, après la chute de l’URSS ». Mais la planification de Moscou n’est sans doute pas limitée à la Syrie, elle prend en compte d’éventuels points d’appui dans l’est de la Libye, voire l’opportunité de s’imposer en Algérie en cas de conflit avec le Maroc. Alors que l’attention mondiale est légitimement concentrée sur l’Ukraine, la Russie est peut-être déjà en train de préparer le coup d’après, non plus à l’Est, mais au Sud de l’Europe. Des renforts russes viennent d’ailleurs d’être envoyés en Méditerranée orientale, avec au moins deux sous-marins d’attaque et deux groupes navals.
Ce scénario-catastrophe peut à ce stade paraître échevelé, sauf à oublier que ce qui paraissait encore il y a peu inconcevable en Ukraine est en train de se dérouler sous nos yeux.