La police de l’État hébreu aurait eu recours au fameux logiciel espion, en dehors de tout cadre légal, pour surveiller de nombreuses personnalités, dont des proches de l’ancien premier ministre Benjamin Netanyahou.
12 février 2022 à 12h18
Tel Aviv (Israël).– C’était une semaine noire pour la police israélienne. Après avoir nié, puis avoué à demi-mot des « anomalies » dans l’utilisation du logiciel Pegasus, la voici accusée d’avoir surveillé des dizaines de citoyens israéliens, la plupart sans le moindre soupçon de crime ou délit, et en dehors de tout cadre légal. Un espionnage à grande échelle, révélé lundi 7 février par le quotidien israélien Calcalist, après plusieurs mois d’enquête.
La liste des personnes concernées donne le vertige. Trois directeurs généraux de ministère, des maires, des hommes d’affaires, un dirigeant de syndicat, le fondateur d’une chaîne télévisée, des journalistes, des militants des droits humains et des proches de l’ancien premier ministre Benjamin Netanyahou – dont son fils cadet Avner, sur un téléphone utilisé par sa mère Sara… Tous auraient été espionnés à l’aide du fameux logiciel espion de la firme israélienne NSO, sans mandat de la justice, comme l’exige pourtant la loi.
Selon le journal économique israélien, c’est l’unité de la police dédiée à la cybersécurité qui a agi, « pour assurer l’ordre public ». Grâce à Pegasus, elle a espionné les responsables des mouvements de protestation contre Netanyahou qui ont défilé pendant plus d’un an, chaque semaine, sous les fenêtres de la résidence de l’ancien premier ministre à Jérusalem, ou encore des défenseurs des droits des personnes handicapées ou de la minorité juive éthiopienne.
Le tout, avec un objectif : récupérer le maximum d’informations pour fournir aux commandants de police des détails précis comme les lieux exacts des manifestations ou le nombre de participant·es pour bloquer certains carrefours aux heures de pointe et empêcher, justifie-t-elle, « les mauvaises surprises ».
Pour le reste des écoutes, rien n’est très précis. Mais il se serait agi, d’après Calcalist,de récolter mails, sms, voire des conversations entières en cas de soupçon de fuite de documents confidentiels à la presse, ou de corruption, pour les transmettre à des enquêteurs qui devaient ensuite trouver leur propre moyen de confirmer l’information par des voies légales – la « blanchir » en somme – pour la rendre utilisable par la justice.
Si ces révélations sont explosives, c’est surtout parce qu’elles surviennent au milieu d’un des procès de Benjamin Netanyahou, celui de « l’affaire 4000 », dossier dans lequel il est soupçonné d’avoir accordé des faveurs gouvernementales à un grand patron de média en échange d’une couverture médiatique favorable. Deux des témoins clés de l’accusation auraient été espionnés, dont Shlomo Filber, ex-directeur général du ministère des communications.
Son audition, censée commencer cette semaine, a été reportée : après les révélations, les avocats de Netanyahou ont demandé des explications, les juges ont interpellé les procureurs et le tribunal a finalement préféré attendre, demandant à l’accusation de « faire toute la lumière sur l’utilisation de Pegasus dans l’ensemble du dossier ».
« La question ici n’est plus de savoir qui a été traqué par Pegasus, mais plutôt qui ne l’a pas été », écrit Tomer Ganon, qui a enquêté pour Calcalist. Lorsque ce dernier remonte tous les fils de l’intrigue et découvre que ces écoutes à grande échelle ont commencé fin 2015, il conclut que tout mène vers un homme : Roni Alsheich, chef de la police à l’époque, ancien numéro 2 du Shin Bet, homme de droite, très religieux, et nommé à ce moment-là par… Benyamin Netanyahou.
Dans une vidéo d’archive de la cérémonie d’intronisation, largement diffusée par les chaînes israéliennes après les révélations de Calcalist, on voit l’ancien premier ministre invitant la police à faire « un pas de plus dans l’utilisation des technologies pour son travail » – sans préciser lesquelles. Roni Alsheich l’aurait-il pris au mot ? Après un mutisme de plusieurs jours, il a démenti toutes les accusations qui pèsent sur lui, affirmant qu’il était « impossible que la police ait espionné sans l’aval d’un juge ». Une première enquête interne de la police, dont les résultats ont été publiés mercredi, avance qu’il n’y a « aucune preuve de violation de la loi », que seulement trois personnes avaient été ciblées, une seule avec succès, le tout, de manière supervisée.
De son côté, NSO, la société-mère de Pegasus, déjà dans la tourmente depuis les révélations de l’été dernier, a préféré s’abstenir de tout commentaire. L’entreprise n’a ni démenti ni affirmé avoir vendu le logiciel à la police israélienne. Depuis jeudi, elle menace même Calcalist, à l’origine des révélations, d’une éventuelle action en justice.
Toujours est-il que depuis le 7 février, c’est comme si un séisme était passé par là. Pegasus est désormais décrit comme une « menace pour la démocratie » ;Naftali Bennet, le premier ministre, promet que l’affaire ne restera pas « sans réponse », sans critiquer pour autant le logiciel espion, parlant « d’un outil important dans la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité, mais qui n’est pas destiné à être utilisé contre le public israélien ». Et les politiques – de droite comme de gauche – sont unanimes à réclamer la mise sur pied d’une commission d’enquête judiciaire.
Celle-ci pourrait n’être que très limitée, car NSO, entreprise privée, considérée comme l’un des fleurons de la high-tech israélienne, est étroitement liée au gouvernement. Netanyahou a lancé la diplomatie Pegasus en proposant cette cyberarme pour faciliter des accords avec des dirigeants étrangers et le ministère de la défense autorise toutes ses ventes. En 2020, Naftali Bennett avait proposé d’utiliser Pegasus pour traquer les malades du coronavirus, et Ayelet Shaked, ministre de l’intérieur, serait une amie proche de Shiri Dolev, ancienne PDG de NSO.
Mener l’enquête serait prendre le risque d’ébranler toute une partie de la classe politique, les institutions judiciaires et policières et les relations internationales de l’État hébreu.
En attendant, la crise de confiance envers la police s’aggrave et le doute s’installe auprès de l’opinion publique. La population commence même à se soucier de la protection de ses données : les ventes de portables classiques – sans Internet, limités aux sms et aux appels, ce qui les rend plus difficiles à infiltrer – ont bondi dans le pays. « C’est sorti de nulle part », affirme un vendeur de la marque Nokia. En trois jours, à la suite de ces révélations, 4 000 portables basiques se sont vendus, contre 1 000 à 2 000 par semaine habituellement.
Il aura donc fallu sept mois après les premières révélations autour du logiciel espion de NSO, des avertissements de pays du monde entier sur les répercussions de cet espionnage à grande échelle, pour qu’Israël s’inquiète. À lire aussi Le dossier Pegasus 20 juillet 2021
L’été dernier, l’ONG Forbidden Stories et ses 17 médias partenaires avaient annoncé avoir découvert des dizaines de milliers de cibles de Pegasus, notamment des activistes des droits humains, des journalistes, des opposant·es politiques dans de nombreux pays (dont six Palestiniens). En France, plusieurs milliers de personnes sont également concernées – espionnées, selon leur enquête, par le royaume du Maroc (voir notre Boîte noire) : cette semaine, un nouveau numéro a été identifié, il s’agit de celui de l’ancien ministre et ancien candidat à l’élection présidentielle Arnaud Montebourg. Il a déposé plainte à Paris.