À la suite des révélations de Mediapart concernant des « pressions » exercées sur des juges à la Cour nationale du droit d’asile pour modifier le sens de leur décision, l’association d’avocats Elena France a déposé plainte auprès du procureur de la République de Bobigny, fin décembre dernier, dans l’objectif qu’une enquête soit ouverte.
1 février 2022 à 18h51
L’association d’avocats Elena France, dont les membres ont pour habitude de défendre des demandeurs d’asile, a déposé plainte contre X auprès du procureur de la République de Bobigny le 21 décembre dernier, pour « menace et acte d’intimidation », « faux en écriture publique », « immixtion dans l’exercice d’une fonction publique » et« discrimination ». Parmi les motifs de la plainte, des « pressions exercées sur les magistrats de la CNDA pour influencer leur activité juridictionnelle » et des « modifications apportées sur un rôle de lecture d’une séance publique à la CNDA ».
En 2021, des juges siégeant à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), chargée d’examiner le recours des demandeurs d’asile déboutés en premier lieu par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, confiaient en effet à Mediapart avoir fait l’objet de « pressions » pour modifier le sens de leur décision, y compris lorsque celle-ci avait déjà été actée par les juges de manière collégiale. Des accusations graves, venant entraver l’indépendance pourtant sacrée des magistrats, que nous révélions après plusieurs mois d’enquête en septembre dernier (lire notre article et voir notre reportage vidéo).
Interrogée à plusieurs reprises à ce sujet, la présidente de la Cour, Dominique Kimmerlin, avait alors nié les accusations de pressions ou d’interventions, assurant que « le caractère collégial de la plupart des formations de jugement rend absurde l’hypothèse de pressions extérieures, qui ne sauraient s’exercer de façon uniforme sur trois magistrats issus d’horizons différents ».
Dans la plainte, que Mediapart a pu consulter, Elena France s’appuie sur une majorité des éléments rapportés dans notre enquête concernant la mise en délibéré prolongé de décisions par des responsables de la cour – qui ne doivent en aucun cas interférer dans le délibéré des juges –, des interventions de différents acteurs de la cour pour modifier le sens d’une décision ou la modification unilatérale d’une décision par le magistrat présidant la formation de jugement sans que les autres juges n’en soient informés. Des dysfonctionnements majeurs et inédits, dénoncés pour la première fois publiquement.
Des zones d’ombre concernant une décision modifiée
De manière plus concrète, document à l’appui, Elena France dénonce un changement apporté à une décision concernant quatre demandeurs d’asile afghans en septembre 2021. Sur le document censé être signé par tous les juges de la formation à l’issue du délibéré (afin d’éviter toute modification anormale a posteriori), appelé « rôle de lecture », on peut lire : « annulation CG », pour Convention de Genève et donc statut de réfugié ; puis la mention « PS », pour protection subsidiaire, une protection moins importante que le statut de réfugié. Une modification « sous-entendant que la décision prise initialement par la formation de jugement était l’octroi, au bénéfice des quatre demandeurs concernés, du statut de réfugié », pointe l’association d’avocats dans la plainte.
Et d’ajouter : « Trois semaines plus tard, le rôle de lecture de cette séance publique a été publié sur le site de la CNDA et ne comporte, au titre du sens de la décision, que la mention “protection subsidiaire”, entérinant la modification de la décision prise initialement par la formation de jugement. » « Si ce document a été modifié postérieurement à la prise de décision et dans un sens différent, moins protecteur pour le requérant, c’est très grave, relève Me Daoud, conseil d’Elena France. S’il y a eu une intervention qui s’est matérialisée par cette modification, on a donc changé une décision de justice. Est-ce un épisode isolé ? Celane concerne que les Afghans ? »
Lors de notre enquête, un fait similaire nous avait été rapporté, sans que nous parvenions à l’étayer. « Il peut arriver, très rarement, que les juges changent leur position dans les trois semaines de délibéré. Le problème, c’est que même si on change le sens de la décision, on doit tous re-signer le rôle. Il devrait donc y avoir au moins le paraphe de chacun des juges sur ce document », souligne un juge assesseur à la CNDA sous couvert d’anonymat, pour qui le coup de tampon tapuscrit « PS » n’a « clairement pas été ajouté au cours de l’audience ». « Soit les juges étaient au courant et ont oublié de re-signer le rôle, et il s’agit dans ce cas d’un problème procédural, soit il y a eu un changement de décision sans qu’ils soient avertis, ce qui est très grave. »
Le fonctionnement d’une audience à la CNDA. © Simon Toupet / Mediapart
L’avocate des quatre requérants a choisi de confronter l’un des juges à l’origine de cette décision, qui présidait l’audience ce jour-là. Elle affirme que celui-ci n’était « pas clair dans ses propos ». « Cela pose plein de questions. Pourquoi le document n’a pas été re-signé ? Quand le coup de tampon a-t-il été apposé, par qui et pourquoi ? Les juges ont-ils décidé d’accorder le statut de réfugié et ont ensuite changé d’avis ? Quand j’en ai parlé au juge, il n’a pas répondu oui. Il s’est étonné de ce coup de tampon et a évoqué une erreur matérielle. »
Contacté, le magistrat dit « s’en souvenir, sans s’en souvenir dans le détail ». Il confirme avoir lui-même été « surpris » par les événements et préfère parler d’un « cafouillage administratif ». « Il y a eu un incident que je ne peux expliquer. La CNDA est une grosse machine dont je ne maîtrise pas les rouages », confie le juge vacataire.
« Quand j’ai été alerté de ça, j’ai essayé de savoir si quelqu’un avait bidouillé la décision que nous avions prise à trois ou non. J’ai essayé de m’assurer que la décision finale correspondait bien à la décision de la collégialité. De mémoire, il y a eu une modification [faite]par la formation elle-même. Je pense que les services administratifs ont publié le sens d’une décision qui n’était pas le bon, avec le sens initial et non le sens corrigé conformément aux possibilités juridiques. »
Pourquoi donc le rôle n’a pas été re-signé par les trois juges après la modification apportée ? « Peut-être y a-t-il un autre exemplaire qui circule et qui a été re-signé, interroge le magistrat, avant de nuancer. À ma connaissance, il n’y a qu’un seul rôle. Il est signé une fois en bas à l’issue de l’audience, une fois à côté de la modification s’il y en a une.Je ne m’explique pas que circule ce rôle non signé, avec des coups de tampon, alors qu’on n’est pas équipés de tampon encreur en salle d’audience. Mais s’il y avait eu un problème grave, mettant en cause les principes avec lesquels je fonctionne, je m’en souviendrais. »
L’un des autres juges ayant participé à l’audience assure ne pas se souvenir de cette affaire. « On délibère sur le siège et la lecture de la décision a lieu trois semaines après. Lorsqu’il y a une modification sur le rôle, ce qui peut arriver, c’est à la suite d’une décision de la formation de jugement et le rôle est re-signé par tous les membres. Je ne vois pas pourquoi celui-ci ne serait pas signé, on ne peut pas décider administrativement de modifier le sens d’une décision qui a été prise par une formation de jugement. Cela relève d’une connaissance des faits que je n’ai pas. »
Des requérants de certaines nationalités privés d’audience
Pour l’avocate des quatre requérants concernés par ce changement de décision, ces « zones d’ombre » n’aident pas à une meilleure compréhension du processus. « La décision est collégiale et doit être prise sur la chaise après notre plaidoirie. Si les juges se posent des questions ensuite, on doit en être informés pour pouvoir y répondre. Et si la décision n’est pas prise par les personnes devant lesquelles on plaide, mais prise dans un système de contrôle des chefs de chambre chargés de relire les décisions, il y a un problème de procès équitable. Ce contrôle remet en cause la réalité du procès tel qu’il se passe. »
Selon nos informations, la CNDA devait faire l’objet, courant janvier 2022, d’une mission de contrôle de la Mission d’inspection des juridictions administratives (Mija) du Conseil d’État, qui a été reportée compte tenu du contexte sanitaire. Prévue de longue date, celle-ci n’aurait pas de lien direct avec nos révélations, mais pourrait s’attarder sur certains éléments de notre enquête.
Autre point soulevé par la plainte, mais déjà régulièrement dénoncé par les avocats de la CNDA : les ordonnances de tri, qui empêchent les demandeurs d’asile de présenter et défendre leur cas en audience devant le juge. Un procédé censé rester exceptionnel et ne concerner que les dossiers manifestement infondés ou « plus évidents », validé par le Conseil d’État. Pour de nombreux avocats, les ordonnances seraient aujourd’hui utilisées « massivement », y compris pour des dossiers qui mériteraient de passer en audience.
Depuis 2016, comme le démontrent les rapports d’activité annuels de la Cour, le taux de dossiers traités par ordonnance n’a cessé d’augmenter, passant de 20,8 % à 30,08 % en 2018, jusqu’à se stabiliser en 2019 (30,57 %) et en 2020 (30,98 %). Dans la plainte portée par Elena, les avocats vont jusqu’à dénoncer un « caractère discriminatoire » : « Il est apparu que la hausse du recours aux ordonnances de tri ne touche pas tous les demandeurs d’asile de la même manière et que des pratiques discriminatoires ont été mises en œuvre en fonction des nationalités des demandeurs. »
Oumayma Selmi, présidente d’Elena France, espère que cette plainte aura l’effet d’un « électrochoc ». « On est arrivés au bout d’un système qui ne nous entend pas et n’entend pas la nécessité de garantir l’accès au juge », déplore l’avocate s’agissant des ordonnances.
Et d’affirmer avoir, certaines semaines, des dizaines de dossiers traités de cette manière : « Quand il y a autant d’opacité sur ces procédures, et qu’on constate par ailleurs dans nos cabinets que des nationalités ont statistiquement plus de chances de faire l’objet d’une ordonnance (d’où le caractère discriminatoire mis en avant dans la plainte), ça interroge. »
Parmi les nationalités particulièrement touchées par les ordonnances de tri, le Bangladesh, le Pakistan, la Guinée, la Mauritanie, Haïti, l’Albanie, l’Arménie ou encore l’Algérie. « La juridiction considère donc que certains dossiers ne sont pas dignes de passer en audience. Mais l’audience fait vivre un dossier. Comment peut-on penser qu’on peut statuer en matière d’asile sur des éléments écrits, sans avoir vu le requérant, sans lui avoir laissé le temps de verbaliser ses traumatismes ? », souligne Oumayma Selmi.
La plainte, qui ne s’inscrit pas dans une « stratégie de tentative de déstabilisation de la cour ou de sa présidence », insiste Me Daoud, doit permettre l’ouverture d’une enquête. « Elle a pour vocation de faire changer les choses, le plus rapidement possible », conclut-il.