Le colloque organisé les 7 et 8 janvier à la Sorbonne contre la supposée « pensée woke » s’apparente à une sorte de banquet totémique où ont été voués aux gémonies les meilleurs penseurs de la seconde moitié du XXe siècle, analyse l’historienne Elisabeth Roudinesco, dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Les 7 et 8 janvier s’est tenu dans le plus bel amphithéâtre de la Sorbonne un colloque intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Une bonne soixantaine d’universitaires issus de toutes les disciplines y avaient été conviés par Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de philosophie, avec pour partenaires le Comité Laïcité République, l’Observatoire du décolonialisme (en la personne de son rédacteur en chef, Xavier-Laurent Salvador) et Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale.
Répartis en trois sections et douze tables rondes, les intervenants disposaient de huit à vingt minutes pour exprimer leur hostilité à la « pensée woke », considérée comme l’instrument d’une destruction de la civilisation occidentale. Plusieurs s’étaient récusés au dernier moment pour cause de maladie.
Le mot « woke » servait, à la fin du XXe siècle, à définir un mouvement de prise de conscience (un « éveil ») des discriminations subies par les Noirs, par les femmes ou par les minorités sexuelles : on parlait alors de « culture woke ». Depuis 2020, le mot a été repris par les opposants à cette culture qui se plaisent désormais à la dénigrer en comparant ses représentants à une tribu communautariste. Ne classent-ils pas les sujets en fonction de leur race, de leur genre ou de leur religion, afin de réclamer des réparations pour des offenses subies depuis la nuit des temps ?
Aux yeux de leurs détracteurs, les artisans de cette politique identitaire ne seraient qu’un ramassis de néoféministes, d’islamo-gauchistes, de déboulonneurs de statues, de LGBTQIA+, adeptes de la « culture de l’annulation » (cancel culture), tous complices des attentats contre Charlie Hebdo et Samuel Paty. Ils auraient ainsi « gangréné » l’université française pour la transformer en un vaste campus américain. Quant aux défenseurs de cette politique identitaire, de plus en plus actifs, ils regardent leurs adversaires comme de sombres islamophobes, racistes et misogynes. D’où une déferlante d’insultes de part et d’autre.
Mais pourquoi la déconstruction ?
Lorsqu’il fut utilisé par Jacques Derrida, en 1967, ce mot renvoyait au vocabulaire de l’architecture : déposition d’une structure destinée ou non à être rebâtie. Pour le philosophe, il s’agit du travail de la pensée inconsciente au sens freudien : « Ça se déconstruit. » Nul besoin d’une méthode pour constater une réalité, c’est-à-dire « ce qui arrive » : un monde se défait pour donner naissance à un autre monde. Aussi faut-il penser cet événement de façon critique. Marcel Proust, Stefan Zweig, Paul Valéry avaient fort bien décrit ces moments souvent tragiques de l’histoire, notamment à propos de l’Europe, dont on sait qu’elle a inventé les démons de sa propre destruction autant que les moyens de lutter contre elle.
L’hypothèse des « trois âges »
C’est dans cette filiation que s’inscrit la notion de déconstruction, qui ne suppose ni destruction ni reconstruction. Ce mot a fait fortune, car il permet de critiquer la tyrannie des dogmes au risque d’en créer de nouveaux. Aussi bien est-il employé à tort et à travers. En témoigne le fait qu’une élue de la République a pu affirmer avoir épousé un « homme déconstruit ». Il est donc légitime d’analyser cette conceptualité derridienne, dès lors que ceux qui en font un tel usage ne savent pas de quoi ils parlent.
Or, ni Tavoillot ni ses camarades n’ont tenté de comprendre quoi que ce soit à cette dérive. Ils ont au contraire choisi de participer, pendant deux jours, à une sorte de banquet totémique, au cours duquel ont été voués aux gémonies les meilleurs penseurs de la seconde moitié du XXe siècle, dont les œuvres, devenues classiques, sont traduites et étudiées dans le monde entier : Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Roland Barthes, Jean-François Lyotard.
Tous ces intellectuels, qui ont formé quarante années durant des générations d’étudiants, ont ainsi été accusés d’être les destructeurs de la démocratie. En bref, et par anticipation, ils auraient été les précurseurs du wokisme. Et pour donner corps à cette thèse insensée, Tavoillot a avancé l’hypothèse des « trois âges » du mouvement déconstructionniste, lequel commencerait avec Descartes, le bon déconstructeur, rationnel et lumineux. Viendraient ensuite, avec Nietzsche, Freud et Marx, les mauvais déconstructeurs, suspects de vouloir démolir la raison, l’un à coups de marteau et les deux autres en prétendant dévoiler des vérités cachées : l’inconscient et la lutte de classes. Surgiraient alors les vrais méchants, Derrida, Foucault et tous les autres, hostiles à la République, à l’université et à la laïcité. Après avoir exporté leurs thèses aux Etats-Unis, ils auraient ensuite favorisé leur réimplantation en France sous la forme d’une invraisemblable French Theory.
Convaincus que ce« mouvement » menace le monde civilisé, les participants au colloque ont vanté les mérites de leur livre fondateur : La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain. Publié en 1985 par Luc Ferry et Alain Renaut, l’ouvrage racontait déjà la même histoire : Lacan, Bourdieu, Derrida, etc., étaient déjà regardés par les auteurs du livre comme les sinistres héritiers d’une pensée obscure (Freud, Marx, Nietzsche et Heidegger) ayant donné naissance à deux totalitarismes : le stalinisme et le nazisme.
Quand on sait que Foucault était libéral, proche un temps de la deuxième gauche, et que Derrida, ami de Nelson Mandela, soutenait non seulement les dissidents de Prague mais aussi Salman Rushdie, que Lacan était peu favorable aux barricades, on regrette que les intervenants de la Sorbonne se soient éloignés de toute cohérence historique. Inutile de dire que Freud ne fut en rien un dynamiteur de civilisation mais bien un penseur attentif à ses malaises et aux pulsions mortifères qui la menaçaient et la menacent encore.
Armés de l’hypothèse des « trois âges » et hantés par les barricades de la rue Gay-Lussac, les intervenants de ce colloque visaient moins les dérives identitaires contemporaines – issues des études (studies) de genre et de décolonialité – qu’une armada imaginaire de furieux guillotineurs qui auraient, depuis mai 1968, détruit l’école républicaine. Drôle de « mouvement » !
L’avenir, un cauchemar peuplé de monstres
A l’exception de [l’essayiste québécois] Mathieu Bock-Côté – soutien d’Eric Zemmour –, ces intervenants ne sont pas d’extrême droite, ils n’ont pas réhabilité la France de Vichy. Mais ils se sentent les victimes d’une pensée (le wokisme)dont ils ne parviennent pas à endiguer les méfaits : « C’est fichu », disent-ils en chœur.
Et c’est au nom de cette attitude réactionnaire, inspirée par une époque tourmentée, qu’ils ont réussi à former un collectif destiné à combattre le passé sans avoir à penser ni le présent, qui les révulse, ni l’avenir, qu’ils se représentent comme un cauchemar peuplé de monstres. De quelle « reconstruction » parlent-ils ? On a peine à le savoir. Citons quelques exemples.
Pierre-André Taguieff avait envoyé une vidéo dans laquelle il qualifie Derrida de chef de file d’une « secte intellectuelle internationale » hostile à « l’homme blanc ». Eric Anceau a pris la défense d’Olivier Pétré-Grenouilleau, historien des traites négrières, stupidement attaqué en 2005 par un collectif mémoriel n’ayant aucun rapport avec une quelconque entreprise de déconstruction. Pierre Vermeren a présenté la « pensée 68 » comme la résultante d’une « décomposition dramatique et sanglante de l’Algérie française ». Par la perte de son empire, la France serait devenue une sorte de colonie africaine, intellectuellement régentée par trois adeptes du déconstructionnisme nés en Algérie, et donc déracinés de leur ancrage territorial : Jacques Derrida – toujours lui –, Louis Althusser et Hélène Cixous, brocardée sans ménagement.
Rémi Pellet a dénoncé pêle-mêle les trotskistes, les lacano-maoïstes et le Collège de France. Plus surprenant, Dominique Schnapper, sage parmi les « sages », a résumé les interventions en affirmant que le ver (du wokisme) était déjà dans le fruit (du déconstructionnisme). Pour illustrer cette hypothèse, elle a trouvé bon de citer de mémoire une phrase célèbre de Roland Barthes tirée de sa leçon inaugurale au Collège de France (1977) : « La langue est fasciste. » Apparemment, elle n’a pas bien lu les propos que celui-ci avait tenus concernant un jugement d’Ernest Renan sur la langue française, supposée être porteuse de « démocratie » et de « rationalité ». Barthes lui avait opposé l’idée que « la langue comme performance du langage n’est ni réactionnaire ni progressiste. Elle est tout simplement : fasciste » (Œuvres complètes, tome V,Seuil, p. 452).Autrement dit, il n’avait fait qu’actualiser, en la poussant à son incandescence, une réflexion classique dans les humanités sur l’affrontement entre la souveraineté de la langue et celle de l’autorité monarchique, toutes deux cherchant à exercer l’une sur l’autre un pouvoir sans partage, voire meurtrier. Barthes n’a jamais été l’adepte d’un déconstructionnisme langagier mâtiné de wokisme.
Mais le clou du spectacle fut le discours du ministre de l’éducation nationale. Regrettant que tant d’enseignants aient un tel appétit pour la déconstruction, Jean-Michel Blanquer prononça ces mots qui se passent de commentaire : « Il s’agit de re-républicaniser l’école, car (…) l’école de la République est une école de la République. » Et encore : « Certains cherchent à ringardiser l’approche française de la laïcité, à nous dire qu’elle serait un concept spécifiquement français, incompréhensible ailleurs (…). Je prétends totalement le contraire. Il y a d’autres pays que le nôtre qui ont connu ou qui connaissent la laïcité : à commencer par la Turquie (…) ou l’Uruguay. » Alors qu’en Turquie la religion reste soumise à l’Etat, et qu’en Uruguay le principe de laïcité est sans cesse mis en cause, de tels propos peuvent étonner.
On sait que les revendications identitaires, qui travaillent la société occidentale, sont nées d’un phénomène de repli sur soi postérieur à la chute du mur de Berlin. Et s’il est vrai que les chercheurs qui les théorisent souvent de manière outrancière s’inspirent aujourd’hui, au moins en partie, des penseurs français des années 1970, cela ne signifie pas que les uns et les autres soient coupables d’un « ethnocide » (Taguieff) anti-occidental. A cet égard, les universitaires réunis dans ce conclave devraient, en vue de leur prochain colloque, réviser leur copie : on ne combat pas des dérives en faisant la guerre à l’intelligence.
Elisabeth Roudinesco est historienne, chargée d’un séminaire d’histoire de la psychanalyse à l’Ecole normale supérieure. Cofondatrice de l’Institut Histoire et Lumières de la pensée et collaboratrice du « Monde des livres », elle a récemment publié « Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires » (Seuil, 2021).
Elisabeth Roudinesco(Historienne)