Récit« Rwanda, l’enquête impossible » (2/2). Depuis avril 1994, la justice n’a jamais cherché à établir qui a tué les gendarmes Maier et Didot, l’épouse de ce dernier et leur gardien rwandais. Pour les familles des victimes, la vérité semble irrémédiablement enfouie dans les tréfonds de la grande histoire.
Dans la soirée du mercredi 13 avril 1994, un C-130 de l’armée française se pose sur le tarmac de l’aéroport de Bangui, en Centrafrique. Cet avion en provenance du Rwanda transporte les corps de deux gendarmes français spécialisés dans les transmissions radio, René Maier et Alain Didot, ainsi que celui de Gilda, l’épouse de ce dernier. Après leur mort dans des circonstances obscures, ils ont été retrouvés enterrés dans le jardin de la maison qu’occupait le couple Didot à Kigali, puis mis en bière par des militaires français à l’aéroport de la capitale rwandaise. Qui les a tués, et pourquoi ? Vingt-sept ans après, un voile de mystère entoure toujours cette affaire. Une question, notamment, reste en suspens : existe-t-il un lien entre ce quadruple homicide et l’attentat, commis le 6 avril 1994, contre l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, un événement qui a déclenché le génocide des Tutsi ?
Pour tenter de le savoir, il faut d’abord revenir au vendredi 15 avril et au rapatriementen France des dépouilles mortelles. Dans un hangar glacial de l’aéroport du Bourget, un hommage militaire est rendu aux Français, ainsi qu’aux trois membres d’équipage (Jacky Héraud, Jean-Pierre Minaberry, Jean-Michel Perrine) morts huit jours plus tôt dans l’attentat contre le Falcon présidentiel. Devant les proches des défunts, le ministre de la coopération, Michel Roussin, accroche la Légion d’honneur aux sixcercueils recouverts du drapeau tricolore. Dans son allocution, il cite Chateaubriand : « Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts. Les morts, au contraire, instruisent les vivants. »
Mais, à ce stade, l’histoire reste opaque. « Alain Didot s’est distingué en accomplissant sa difficile et éprouvante mission, au cours de laquelle il a été pris en otage à son domicile et abattu par des éléments incontrôlés », déclare un porte-parole de l’armée dans son éloge funèbre. Un scénario du drame, repris par les autorités françaises, se dégage tout de même. Il se fonde en partie sur le témoignage de cinq personnes réfugiées chez les Didot, puis à l’Hôtel Méridien. Selon ce scénario, les responsables des homicides seraient des soldats du Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement politico-militaire composé essentiellement de Tutsi venus d’Ouganda, en guerre avec les Forces armées rwandaises (FAR), soutenues par la France. Une fois dans la maison, les soldats du FPR auraient fait sortir les réfugiés, puis auraient abattu les trois Français et leur gardien rwandais, Jean-Damascène Murasira.
Eléments troublants
Les cercueils, déjà scellés, sont confiés aux familles. Après crémation, les obsèques des époux Didot ont lieu en Moselle. René Maier, lui, est enterré à Martigues, près de Marseille. Au même moment, à des milliers de kilomètres, le Rwanda plonge dans les ténèbres : le génocide des Tutsi entre dans sa phase la plus active. Il fera près de 1 million de victimes en trois mois.
Pour les proches des gendarmes commence alors une autre vie. Avec le sentiment, parfois, d’être entraînés dans une histoire qui les dépasse. « Une semaine environ après la cérémonie officielle, de hauts gradés de l’armée sont arrivés chez mes parents pour leur faire signer un document leur demandant de ne pas porter plainte, raconte Gaëtan Lana, le frère de Gilda Didot. Ils leur ont expliqué que c’était pour l’honneur de la France, de la gendarmerie… Mes parents étaient si dévastés qu’ils ont signé ce papier. » Aucune copie ne leur est laissée. En revanche, les militaires leur remettent des actes de décès signés par le consul de France en Centrafrique. Des documents établis à Bangui, et non à Kigali, « en raison de la fermeture de la représentation diplomatique » au Rwanda.
A en croire ces actes de décès, les époux Didot sont morts le mercredi 6 avril, et non plus le jeudi 7, comme l’indiquaitprécédemment un compte rendu militaire rédigé par deux officiers français, Bernard Cussac et Jean-Jacques Maurin. « Quand ma mère leur a dit qu’elle était certaine d’avoir discuté avec Alain le 8 avril au matin, les soldats ne l’ont pas crue, poursuit Gaëtan Lana. Elle s’est énervée, elle était certaine d’avoir raison. » Des actes de décès, rectifiéssur décision du procureur de la République près le tribunal de Nantes, sont transmis en Moselle un mois plus tard. Cette fois, il est précisé que les Didot sont morts le 8 avril 1994 vers 16 heures.
Dans le Var, les proches de l’adjudant-chef Maier reçoivent, pour leur part, un mystérieux « certificat de genre de mort », un document habituellement rédigé par un légiste après une autopsie. Signé à Bangui, le 13 avril 1994, par un certain Michel Thomas, médecin-chef des Eléments français d’assistance opérationnelle en République centrafricaine, il indique que « la mort, réelle et constante, est d’origine accidentelle. La cause du décès est le fait de balles d’armes à feu qui ont entraîné une mort immédiate ». Comment le corps d’un homme dont le décès serait « accidentel » – et dû à plusieurs balles – peut-il se retrouver enterré dans un jardin ? Ce n’est pas la seule aberration de ce document. Une erreur saute aux yeux : M. Maier ne se prénomme plus René, mais Jean. Enfin, dernier élément troublant : il serait mort « le 6 avril 1994, vers 21 heures, à Kigali », soit une demi-heure après l’attentat contre le président Habyarimana.
Le « second scénario »
Les familles n’obtiennent aucune explication sur l’origine des différents documents et finissent par douter de tout. « Pendant plusieurs mois, on a entendu des bruits bizarres dans le téléphone, raconte Huguette, l’épouse de Gaëtan Lana. On a pensé qu’on était sur écoute. » Les grésillements vont cesser, mais pas la douleur ni le sentiment que la vérité leur est cachée. Gaëtan Lana se tourne vers une « connaissance », un homme travaillant aux renseignements généraux dans sa région. Des mois plus tard, ce dernier lui confie qu’il n’y a « rien à chercher » et qu’« il vaut mieux laisser tomber ».
D’autres personnes s’intéressent tout de même au dossier, notamment Alain Marsaud, un ancien magistrat antiterroriste devenu député (RPR) de la Haute-Vienne. En 1994, il travaille justement sur un projet de loi relatif aux crimes et délits commis contre des Français à l’étranger. « L’affaire exigeait, selon moi, l’ouverture d’une enquête judiciaire », se souvient-il. Sollicité par M. Marsaud, le procureur de la République de Paris, Bruno Cotte, juge le dossier suffisamment important pour transmettre, le 25 juillet 1994, un document de deux pages au procureur général de la cour d’appel de Paris, Jean-François Burgelin.
Le Monde a eu accès à ces deux pages. La première est une brève note d’introduction, signée par M. Cotte. La deuxième, qui, selon le magistrat, « mérite attention », est une fiche rédigée trois jours plus tôt par « l’officier supérieur de la gendarmerie nationale, chargé des questions de terrorisme ». Cette personne, dont l’identité n’est pas mentionnée, évoque les circonstances supposées du drame, en se fondant sur des éléments recueillis à Kigali par des officiers de gendarmerie. Elle reprend d’abord l’hypothèse avancée très tôt par les autorités françaises, à savoir celle d’une opération menée par des soldats du FPR pour tuer les époux Didot, après avoir fait sortir les autres personnes réfugiées dans la maison.
Mais cette fiche, n° 219, va plus loin. Dans le dernier paragraphe, l’auteur ouvre en effet la porte à une version présentée comme « incompatible » avec la précédente. Tout en restant très prudent, le rédacteur de la fiche oriente les accusations vers l’autre camp, autrement dit l’armée rwandaise, et non plus le FPR. Ce « second scénario » s’appuie sur le témoignage d’un « ressortissant allemand », lequel aurait obtenu des précisions auprès d’un compatriote, alors chef de l’assistance militaire allemande. Ce dernier, voisin des Didot à Kigali, n’avait pas vu les assaillants, mais il « attribuait le meurtre à des militaires rwandais, en représailles de la protection accordée à des Tutsi ».
Affaire classée
Qui étaient ces « militaires rwandais », ennemis du FPR ? La garde présidentielle ? Des soldats des FAR ? Pourquoi cette hypothèse n’a-t-elle jamais été explorée ? « La situation sur le terrain n’a permis aucune vérification », conclut la fiche dans une dernière phrase soulignée par M. Cotte. Le Monde a cherché à interroger l’ancien voisin des Didot, l’ex-chef de l’assistance militaire allemande. Aujourd’hui retraité dans la région de Stuttgart (Bade-Wurtemberg), il n’a pas souhaité répondre. Une chose est certaine : l’armée rwandaise, à l’époque,était soutenue militairement et financièrement par Paris, en vertu d’un accord de coopération entre la France et le Rwanda.
S’appuyant sur les indications de la fiche n° 219, le procureur Bruno Cotte pousse à l’ouverture d’une instruction. « Sa note a bien été transmise au procureur général, puis à la chancellerie », assure un membre de la commission d’historiens réunie autour de Vincent Duclert, qui a étudié le rôle de la France au Rwanda (1990-1994) sur la base des archives de l’Etat. « Si l’ouverture d’une enquête avait été rejetée, il aurait dû y avoir un retour motivant ce refus. Mais, là, il n’y a aucune trace écrite. Comme si l’alerte émise par le procureur n’avait pas été entendue. »
En cette même année 1994, M. Marsaud constate que l’affaire s’enlise et sollicite donc le garde des sceaux, Pierre Méhaignerie. En vain, d’après lui. « Je n’ai strictement aucun souvenir de cette affaire », assure aujourd’hui M. Méhaignerie. M. Marsaud en parle ensuite au successeur de ce dernier place Vendôme, Jacques Toubon. « Je connais bien Alain Marsaud et depuis longtemps, nous répond celui-ci. Mais je ne me souviens pas d’une intervention au sujet de gendarmes tués au Rwanda. Désolé, cette affaire ne me dit rien. » Pourtant, elle continue d’intriguer…
A la suite d’accusations parues dans la presse sur le rôle de la France lors du génocide des Tutsi, une mission d’information est créée, en 1998, par le gouvernement Jospin. Celle-ci se penche sur le dossier, mais sans enquêter au Rwanda et sans auditionner l’ensemble des protagonistes. « Aucun élément matériel n’est venu à ce jour apporter la preuve formelle de ce triple assassinat par le FPR, conclut, fin 1998,cette mission dirigée par le député socialiste Paul Quilès. Le témoignage des voisins tutsi [ils étaient présentés comme des Hutu quatre ans plus tôt], présents chez les Didot au moment du drame, et le fait que les adjudants-chefs étaient logés dans des villas proches de l’Hôtel Méridien, situé en zone du FPR, excluant par conséquent la présence des FAR, accréditent cependant très fortement cette thèse sans la rendre pour autant irréfutable. » Voilà l’affaire classée. Elle va le rester une dizaine d’années.
Occasions manquées
Au fil du temps, la justice laisse passer d’autres occasions de rechercher la vérité. Après une plainte déposée, en 1998, par la famille de l’un des membres français de l’équipage, mort dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, le juge Jean-Louis Bruguière mène l’enquête sur cet attentat. Pour lui, à l’évidence, il n’y a aucun lien entre l’attaque perpétrée contre le Falcon présidentiel et la mort des gendarmes, même si ces derniers travaillaient dans le domaine sensible des transmissions radio. M. Bruguière interroge en tant que témoin Simon X., directeur général au ministère des affaires étrangères, dans le gouvernement de M. Habyarimana. Il est entendu, car il devait embarquer à bord de l’avion présidentiel, le 6 avril 1994. Mais le juge Bruguière ne questionne pas Régine X., épouse de Simon X., dont le témoignage pourrait pourtant se révéler intéressant.
En 1994, Régine X. était la voisine des Didot à Kigali. Elle faisait même partie du groupe de réfugiés accueilli par le couple français après l’attentat. Elle vit aujourd’hui en France et accepte de raconter au Monde son témoignage, comme elle l’avait fait dans le livre du journaliste Pierre Péan, mort en 2019, Noires fureurs, blancs menteurs (Mille et Une Nuits, 2005). « Je ne savais pas ce que les soldats du FPR voulaient quand ils sont entrés, le 8 avril, dans l’après-midi, chez les Didot, car j’étais cachée avec mes enfants sous les lits, se souvient-elle. Je m’étais réfugiée chez eux depuis la veille au soir, car j’avais peur… Quand ils m’ont vue, les soldats du FPR se sont énervés parce que j’étais réfugiée chez des Français, puis ils m’ont raccompagnée chez moi. Avec le recul, je pense qu’ils voulaient vérifier que j’étais bien une voisine. »
Régine X. n’a donc pas assisté aux meurtres. La suite, elle la tient de son propre gardien, resté caché à proximité de la maison des Didot. Dans l’ouvrage de Pierre Péan, le gardien livre des détails sordides, mais précis : « Une joue qu’il a vue tomber après avoir été tranchée par une machette… Des coups qui pleuvent, des poignards et des machettes qui coupent, tranchent, s’enfoncent dans les chairs… » Par échanges de courriels avec Le Monde, Régine X. dit qu’« il est difficile d’entrer dans les détails de ce que son gardien a vu », mais elle confirme que, d’après lui, « le FPR a tué les trois Français, leur veilleur et leur chien » et se souvient en effet « d’une joue qui est tombée ».
Mais ces éléments macabres ne correspondent pasavec ceux figurant sur les certificats de genre de mort reçus par les familles des victimes, mentionnant que le décès serait « accidentel » et dû à des « balles ». Ils cadrent tout aussi mal avec les souvenirs de Jean Thiry, le casque bleu belge qui a déterré les corps : d’après lui, « les dépouilles n’étaient pas tailladées ». Enfin, ces détails ne coïncident pas avec les images d’un film que Le Monde a exhumé à l’Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la défense. Sur ces images, datées du 13 avril 1994, prises à l’aéroport de Kigali, on aperçoit les corps des Français dans leurs cercueils. Les corps semblent entiers.
Personnage sulfureux
Le témoignage du gardien, tel qu’il est rapporté par Régine X., semble donc peu crédible. Sans compter les autres erreurs et approximations contenues dans le livre de Pierre Péan. Celui-ci écrit, par exemple, que M. Thiry, « accompagné de deux capitaines sénégalais, fouille le terrain », alors qu’ils étaient belges tous les trois. Le commandant de gendarmerie français ne s’appelait pas « Sabries », mais Fabries, et le chien des Didot n’a pas été « exécuté », mais retrouvé vivant, et sans aucune blessure apparente, par les casques bleus. D’où viennent ces imprécisions ? De quels témoignages ? Qui avait intérêt à brouiller ainsi les pistes, si ce n’est pour dissimuler éventuellement un lien entre cette affaire et l’attaque contre l’avion présidentiel ?Sollicité par Le Monde, le juge Bruguière ne souhaite pas s’exprimer et rappelle qu’il n’a pas travaillé sur l’affaire des gendarmes.
En novembre 2006, il boucle son instruction sur l’attentat. Il signe neuf mandats d’arrêt contre des fidèles de Paul Kagame, leader du FPR et président du Rwanda depuis 2000, coupables, selon lui, d’avoir abattu le Falcon de Juvénal Habyarimana. Cette accusation provoquera une rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda. Il faudra attendre juillet 2020 pour que la cour d’appel de Paris confirme l’abandon des poursuites contre les proches de M. Kagame et dénonce une enquête polluée par des manipulations. « Il faut insister, d’une manière générale, sur le climat délétère dans lequel s’est déroulée cette instruction », indique l’arrêt de la cour d’appel, avant un pourvoi en cassation dont le jugement est attendu au printemps 2022.
Un personnage sulfureux est d’ores et déjà montré du doigt par les magistrats : Paul Barril. L’ancien gendarme de l’Elysée devenu mercenaire a joué un rôle trouble au Rwanda et a été suspecté d’avoir participé à l’attaque contre l’avion présidentiel. Etait-il à Kigali le 6 avril 1994, jour de l’attentat ? « J’étais sur une colline perdue au centre de l’Afrique », répond-il de façon énigmatique dans son livre Guerres secrètes à l’Elysée (Albin Michel, 1996). Entendu par un juge en 2012, il prétend, cette fois, qu’il était aux Etats-Unis, comme le prouvent les tampons sur son passeport. « Les mensonges, les revirements, les contradictions et les déclarations de Paul Barril traduisent une certaine propension à la mythomanie », ont conclu les magistrats de la cour d’appel. L’ancien mercenaire sait-il quoi que ce soit au sujet de l’affaire Didot et Maier ? Contacté par Le Monde, M. Barril n’a pas donné suite.
Le dossier sur l’attentat contre l’avion prend finalement une autre trajectoire. En 2008, le juge Marc Trévidic succède au juge Bruguière et reprend l’enquête de zéro. Contrairement à son prédécesseur, il se rend au Rwanda accompagné d’experts (en armes, en balistique, en aéronautique…), afin de localiser le lieu d’où sont partis les missiles SA-16 tirés vers le Falcon 50. Au terme de son enquête, en 2014, M. Trévidic conclut que le tir provenait du camp militaire de Kanombe. Situé près de l’aéroport, ce camp était alors occupé par des unités d’élite des FAR, ennemies du FPR et entraînées par des militaires français.
Faux certificats de décès
Didot et Maier ont-ils été assassinés parce qu’ils avaient entendu un échange radio du commando ayant abattu l’avion, voire le « top départ » des missiles, qui aurait pu aider à identifier les auteurs ? « Le matériel que possédait Alain Didot ne permettait pas d’écouter les conversations jusqu’à l’aéroport, il aurait fallu une antenne-relais », répond au Monde Zacharie Maboyi, ancien soldat des FAR, spécialisé dans les communications radio. « Le dispositif d’écoute mis en place par les autorités françaises était installé ailleurs, Didot et Maier ne s’en occupaient pas, dit, pour sa part, le colonel Michel Robardey, officier de gendarmerie au Rwanda, de 1990 à 1993. Si Didot avait appris quelque chose concernant l’attentat du 6 avril, il en aurait rendu compte à ses chefs. Or, il n’en a rien été. »
Sur l’attitude d’Alain Didot au soir de l’attentat du 6 avril, son ami le commandant de gendarmerie Michel Fabries, venu le chercher à son domicile et l’emmener à l’ambassade de France, n’avait « rien remarqué de particulier ». Il n’empêche que le juge Trévidic est soucieux de n’écarter aucune piste. Aussi cherche-t-il à savoir si les cercueils ont été ouverts pour autopsier les cadavres des gendarmes, lors de l’escale en Centrafrique. A sa demande, le signataire du douteux certificat de genre de mort de René Maier, le médecin-chef Michel Thomas, est entendu par la police, le 24 mai 2012, à Bayonne.
Sur le document que l’enquêteur lui tend, il reconnaît sa signature, son tampon et confirme qu’il se trouvait bien à Bangui le 13 avril 1994. « Cependant, je ne me souviens pas d’avoir rédigé ce document, déclare-t-il. Le patronyme de Jean Maier ne me dit rien… De plus, il y figure un tampon dont je ne disposais pas. Honnêtement, je n’ai aucun souvenir d’avoir accompli cet acte médical. » En regardant plus attentivement le document, le médecin est abasourdi. « Les traits de ma signature sont inclinés, alors que je les faisais parallèle… Le phrasé ne me ressemble pas du tout… En plus, il apparaît l’âge de la victime, alors que, pour ma part, je note la date de naissance. » Les faits sont lointains – dix-huit ans déjà –, mais, au fil de l’interrogatoire, des détails lui reviennent : « A Bangui, nous n’avions aucune machine à écrire afin de rédiger nos actes. Nous n’avions que du papier et un crayon… Je suis formel, je n’ai pas pratiqué l’examen externe indiqué ni signé ce document. » Les certificats de genre de mort et de décès de René Maier et d’Alain et de Gilda Didot sont donc faux.
En dépit de cette révélation, le juge Trévidic abandonne ses investigations concernant la mort des gendarmes. « La durée qu’elles auraient nécessitée ne le permettait pas, admet une source proche du dossier. Il fallait impérativement rendre le rapport sur l’origine de l’attentat dans les délais, et rien ne prouvait, à ce niveau, que les deux tragédies soient liées. » La vérité devra attendre. Rien à espérer, non plus, du côté de la gendarmerie. « Nous n’avons retrouvé aucune trace, dans les archives de la gendarmerie ni dans celles du ministère des armées, d’une enquête qui aurait été diligentée par la gendarmerie française », fait savoir au Monde le colonel Laurent Lecomte, délégué au patrimoine de la gendarmerie nationale.
Témoins majeurs
L’unique document où Didot et Maier apparaissent reste donc la fiche n° 219, celle qui, autrefois, a accompagné la note du procureur Bruno Cotte. Transmise à la chancellerie, elle a ensuite disparu. Le Monde l’a retrouvée aux archives nationales, en tant que document déclassifié par la commission Duclert.
Le doute concernant la responsabilité du FPR dans la mort des gendarmes a longtemps été entretenu par le fait que le parti de Paul Kagame n’ait pas répondu aux accusations des autorités françaises de l’époque. « Les relations parfois difficiles entre les deux pays ne le permettaient peut-être pas », estime une source rwandaise. Après la parution du rapport Duclert, qui a reconnu « une responsabilité lourde et accablante de la France dans le génocide », puis la visite d’Emmanuel Macron à Kigali, en mars 2021, les relations sont normalisées, et il est désormais possible d’évoquer l’affaire des gendarmes avec des témoins majeurs de cette période tourmentée.
A Kigali, Le Monde a pu rencontrer Charles Kayonga. C’est lui qui, en avril 1994, commandait le bataillon de six cents soldats du FPR, regroupés à l’intérieur du Parlement, situé à proximité du domicile des Didot. A ce titre, il était informé de toutes les opérations menées à l’extérieur du bâtiment. Des hommes du FPR auraient-ils tué les trois Français et leur gardien, lors d’une patrouille ? « A l’époque, je ne connaissais pas Didot et Maier, et encore moins leur maison, dit-il. Je ne savais même pas que des Français vivaient dans cette zone. Mais si je l’avais su, cela n’aurait rien changé, car ils ne constituaient pas une menace pour mes soldats. Il n’y avait aucun enjeu stratégique du côté de la colline de Kacyiru, où ils habitaient. Pour nous, l’intérêt était l’autre versant, à l’endroit où était cantonnée la garde présidentielle. Là-bas, nous avons combattu, et c’était même assez intense autour du 8 avril. » Les gendarmes, spécialisés dans les transmissions, pouvaient-ils représenter une menace pour les conversations radio du Parlement ? « Franchement non, en aucune manière et à aucun moment, assure M. Kayonga. On savait déjà que les FAR nous écoutaient, et nous le faisions aussi. Mais on n’entrait pas dans les maisons pour tuer des gens. »
Alors, qui l’a fait ? Avec le temps, les chances d’établir un jour la vérité s’amenuisent. « Les faits sont prescrits, précise un juriste spécialisé dans l’antiterrorisme. La justice peut toutefois ouvrir une enquête si elle parvient à démontrer leur caractère imprescriptible et prouver, par exemple, qu’ils sont liés à des actes de génocide ou de crimes contre l’humanité. Ce n’est pas impossible, mais cela semble difficile. »
Gaëtan Lana, lui, ne renonce pas à se battre. Chaque année, en avril, il pose une pancarte en carton devant sa maison de Moselle : « Kigali 08.04.94. Trois Français assassinés, trois crimes impunis ». Si l’on ajoute les membres d’équipage de l’avion présidentiel, six Français ont donc été tués, à l’époque, au Rwanda. Dans un cas comme dans l’autre, les responsables n’ont jamais été identifiés.
Pierre Lepidi Kigali, Metz et Namur (Belgique), envoyé spécial