Le téléphone de Kamel Jendoubi, le président du groupe d’experts des Nations unies sur la guerre au Yémen, a été infecté par le logiciel israélien en 2019. Riyad soutient militairement le gouvernement yéménite dans son combat contre les rebelles houthistes.
Au cours de ses quatre années d’existence, le groupe d’experts internationaux des Nations unies chargé d’enquêter sur les violations des droits humains au Yémen aura subi des pressions de toutes sortes : financières, politiques, diplomatiques.
Une enquête du « Projet Pegasus », qui regroupe Le Monde et seize autres rédactions coordonnées par l’organisation Forbidden Stories, établit aujourd’hui que cet instrument d’enquête de l’Organisation des Nations unies (ONU) a également été la victime d’un espionnage étatique numérique.
Seul mécanisme international mandaté pour enquêter sur les violations des droits humains commises par toutes les parties au conflit, qui ravage le Yémen depuis 2014, le groupe d’experts a vu son mandat être interrompu en octobre 2021 après une intense campagne de lobbying menée par l’Arabie saoudite. Le royaume est à la tête d’une coalition de pays arabes qui intervient en soutien au gouvernement yéménite dans la guerre qu’il mène aux rebelles houthistes. Un engagement qui fait de Riyad l’un des protagonistes du conflit.
Or, il apparaît que ce même protagoniste a tenté, au moins en août 2019, d’infecter le téléphone du défenseur des droits humains, et ancien ministre tunisien, Kamel Jendoubi, à l’aide du puissant logiciel espion Pegasus, commercialisé par la société israélienne NSO.C’est la première fois que des faits visant une entité de l’ONU par ce logiciel sont établis.
« Le comportement d’un Etat voyou »
Désigné à la tête du groupe d’experts en décembre 2017 par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Kamel Jendoubi et son équipe s’apprêtaient alors à publier leur deuxième rapport détaillant les crimes de guerre qui ont été commis pendant le conflit.Un bon nombre des violations « peut entraîner la condamnation de personnes pour crimes de guerre si un tribunal indépendant et compétent en est saisi », avaient conclu les enquêteurs, qui appelaient également la communauté internationale à s’abstenir de vendre des armes aux belligérants.
« C’est le comportement d’un Etat voyou. Il n’y a pas d’autres mots, déclare Kamel Jendoubi, joint au téléphone par Le Monde. En tant qu’enquêteurs internationaux, nous sommes censés être au minimum protégés. Mais je ne suis pas du tout surpris. J’appréhendais cette situation depuis 2019. Nous savions que nous serions potentiellement ciblés depuis la publication de notre rapport de 2018. Ce rapport avait créé un choc en Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis [également membre de la coalition arabe]. Ils ne s’attendaient pas à de telles conclusions. »
Le constat était sans appel. « Les parties du conflit au Yémen ont perpétré – et continuent de perpétrer – des crimes de guerre et d’autres violations avec un mépris total pour les souffrances de millions de civils. (…) Le groupe d’experts a des motifs raisonnables de croire que les gouvernements du Yémen, des Emirats arabes unis et de l’Arabie saoudite sont responsables de violations des droits de l’homme », dénonçait en 2018 le groupe d’enquêteurs, qui accusait le camp houthiste, décrit comme une autorité de facto, des mêmes violations.
Que recherchaient les assaillants en s’attaquant au téléphone du président du groupe d’experts l’année suivante ? Les détails du rapport à venir, dont les conclusions allaient immanquablement les inquiéter ? Cherchaient-ils à identifier ses sources et celles de ses enquêteurs ?
Au fil du temps, les rapports des experts sont de fait devenus de plus en plus sévères envers les protagonistes du conflit. En 2020, ils ont ainsi recommandé que le procureur de la Cour pénale internationale soit saisi par le Conseil de sécurité des Nations unies pour poursuivre les responsables de crimes de guerre. C’en était trop pour l’Arabie saoudite, qui, outre cette opération d’espionnage via le logiciel Pegasus,s’est également appliquée à torpiller le travail des enquêteurs en « sécurisant » les voix de plusieurs Etats africains et musulmans lors d’un vote, le 7 octobre 2021, à Genève, sur la prolongation du mandat des experts. Pour la première fois en quinze ans, une telle résolution a alors été rejetée.
Un logiciel utilisé à des fins politiques
« Je ne pense pas que mon travail ait été compromis sur le téléphone visé. J’en utilisais un autre pour mes enquêtes. Et dès le début, nous avons travaillé à sécuriser nos communications, car nous savions que notre travail était sensible », raconte Kamel Jendoubi, qui a régulièrement déploré les campagnes de dénigrement orchestrées par les médias des États de la coalition arabe. « Dès le départ, j’étais inquiet car nous étions basés à Beyrouth, la ville des espions ! Et non à Genève, une ville plus sécurisée. Le Haut-Commissariat m’a opposé des raisons financières. J’étais encore plus inquiet pour mes enquêteurs sur le terrain, qui auraient pu subir des pressions plus graves », se souvient-il.
La découverte de cet espionnage numérique à l’encontre des experts de l’ONU, dans la lignée des révélations du « Projet Pegasus », est également une nouvelle preuve que contrairement à ce que NSO Group – la société israélienne qui a développé Pegasus – n’a cessé de défendre, son logiciel espion a bien été utilisé à des fins politiques. Elle jure pourtant ne l’avoir vendu que pour lutter contre la criminalité et le terrorisme.
Le « Projet Pegasus » a contacté Kamel Jendoubi après qu’il a été confirmé que son numéro de portable figurait parmi ceux sélectionnés par le logiciel espion. Les experts du Citizen Lab, un laboratoire de l’université de Toronto qui fait référence dans l’analyse des logiciels espions, et du Security Lab d’Amnesty International, ont trouvé des traces d’infection sur son téléphone portable. Elles corroborent les informations contenues dans la base de données des téléphones potentiellement ciblés pour le compte d’une dizaine d’États clients de Pegasus. Et les données analysées suggèrent que M. Jendoubi a été sélectionné comme une cible par l’Arabie saoudite, un client de longue date de NSO. Leur examen n’a cependant pas permis de confirmer si l’appareil avait été infecté avec succès.
« Que l’enquêteur principal d’une enquête de l’ONU sur les violations des droits humains, chargé d’informer et de conseiller les États membres, ait été pris pour cible de cette manière est évidemment choquant et inacceptable », dénonce Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International.
Mépris du droit international
Ancienne rapporteuse du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires et elle-même menacée en cette qualité par un haut responsable saoudien en 2020, Mme Callamard estime que cette tentative de hacking « constitue une nouvelle preuve du mépris total des autorités saoudiennes pour le droit international, de leur volonté de tout faire pour conserver leur impunité ». « Il est crucial que le haut-commissaire des Nations unies, le président du Conseil des droits de l’homme et le secrétaire général dénoncent ce ciblage, dans les termes les plus forts possibles », ajoute-t-elle.
Kamel Jendoubi abonde. « Ce sont des États et des responsables qui se moquent de leurs engagements et d’un minimum de règles internationales. Cela est révélateur de leur mentalité. Ils réfuteront sans doute ce qu’ils appelleront des allégations, estime-t-il. Mais les Nations unies doivent en tirer les conséquences. »
Interrogé par notre partenaire The Guardian, le porte-parole du bureau du secrétaire général de l’ONU, Farhan Aziz Haq, a déclaré : « Les rapporteurs sont des experts indépendants, je laisse donc à M. Jendoubi le soin de commenter plus spécifiquement sa propre situation. Plus généralement, en ce qui concerne Pegasus, l’ONU a pris contact avec les parties concernées pour s’assurer que nos communications sont protégées », ajoute-t-il. Tout en précisant que l’institution internationale suivait de près toutes les informations relatives à de potentiels piratages.
« Nous n’avons malheureusement pas été surpris par les révélations continues sur l’utilisation généralisée du logiciel espion commercialisé par le groupe NSO, qui touche des milliers de personnes dans des dizaines de pays sur au moins quatre continents », réagit le porte-parole du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. S’il dit ne pas être en position de commenter le travail du « Projet Pegasus » sur le cas spécifique de Kamel Jendoubi, il estime : « Il est temps de faire une pause. Jusqu’à ce que le respect des normes relatives aux droits de l’homme puisse être garanti, les gouvernements devraient mettre en place un moratoire sur la vente et le transfert des technologies de surveillance. »
NSO joue sur les mots
La réaction de la société NSO à ces nouvelles révélations est, elle, plus qu’ambiguë : « Sur la base des détails que vous nous avez fournis, nous pouvons confirmer que Kamel Jendoubi n’a pas été visé par l’un de nos clients actuels », a répondu, vendredi 17 décembre, un porte-parole de la société israélienne.
L’usage des termes « clients actuels » n’est pas fortuit. Selon les informations du « Projet Pegasus », l’Arabie saoudite n’est plus, en cette fin d’année 2021, un utilisateur du logiciel. Formellement, NSO ne nie donc pas que Kamel Jendoubi ait pu être ciblé par l’un de ses « anciens clients »… Et ce d’autant que NSO avait déjà, par le passé, suspendu l’accès de l’Arabie saoudite à son logiciel espion après l’assassinat à Istanbul du journaliste Jamal Khashoggi, en 2018, par une équipe de tueurs envoyés par Riyad. L’accès de l’Arabie saoudite avait ensuite été rétabli par NSO sur demande du gouvernement israélien, alors en plein rapprochement diplomatique avec les pays du Golfe.
« Si seulement cette technologie et cette énergie extraordinaires pouvaient être utilisées au profit du peuple yéménite, au lieu que cela soit l’inverse. Les appels à engager la responsabilité des auteurs de crimes commis au Yémen ne feront qu’augmenter à la suite de ces révélations », espère l’ancienne ministre australienne Melissa Park, membre du désormais feu groupe d’experts de l’ONU pour le Yémen. Sollicitées, les autorités saoudiennes n’ont pas répondu à nos demandes.