L’expression s’annonce comme l’une des ritournelles de la campagne présidentielle de 2022 et des candidats qui prétendent « sauver la France », souligne Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.
Publié aujourd’hui à 12h00 Temps de Lecture 4 min.
Chronique. « C’était mieux avant ». Vraiment ? Des mineurs mouraient de silicose, des femmes succombaient entre les mains de « faiseuses d’ange », on enfermait des malades mentaux, le journal télévisé était conçu au ministère de l’information et les usines crachaient fumées et déchets sans émouvoir personne. Les baby-boomers le savent parfaitement : la croissance flamboyante des « trente glorieuses » masquait des réalités que personne n’accepterait aujourd’hui. Qui peut être nostalgique d’un temps où les enfants d’ouvriers n’entraient pas en classe de 6e ? Où la soumission des femmes était la règle ? Où les immigrés s’entassaient dans des bidonvilles ? Où le téléphone était un luxe et où les accidents de la route tuaient chaque année l’équivalent d’une petite ville ? Voire du temps où chaque jeune Français passait les plus belles années de sa vie à faire la guerre en Algérie ?
Et pourtant, le « c’était mieux avant » s’annonce comme l’une des ritournelles de la campagne présidentielle 2022. Pour les candidats qui prétendent « sauver la France », marteler que le pays est au fond de l’abîme est un impératif. Ils pensent pouvoir exploiter le « déclinisme » affiché par deux Français sur trois dans les sondages. Après tout, l’élection de Donald Trump ou le choix du Brexit par les Britanniques résultent largement de discours promettant le retour à un prétendu Age d’or.
A tout prix, il faudrait désormais convaincre les électeurs que la France du général de Gaulle ou celle de Michel Sardou était un pays heureux et prospère, un paradis perdu qu’il s’agirait de recréer. Que les archives de l’INA et les photos de nos vieux albums reflètent une société insouciante, où un emploi attendait chacun, où les familles communiaient devant leur poste de télé, où les professeurs étaient considérés et la France respectée dans le monde.
Le fantasme d’un pays en voie de submersion
Que chacun, au fil des ans, puisse être enclin à se pencher sur des épisodes de son passé n’a rien de nouveau et s’explique parfaitement. La « distorsion nostalgique », qui consiste à embellir ce qui est révolu par le jeu d’une mémoire sélective, est un phénomène humain, constate Christophe André. Le psychiatre opère une distinction entre cette perception subjective, émotionnelle et la réalité historique, attestée par les statistiques, qui veut que le monde progresse dans tous les domaines (santé, éducation, paix), même si c’est avec des à-coups et très inégalement.
Mais les discours politiques actuels induisant que « la France n’est plus la France » ne visent évidemment pas à entretenir la nostalgie des pantalons à pattes d’éléphant, du Formica ou du tube de l’été 1970. Sous couvert de « rétro » ou de « vintage », il s’agit de diffuser le fantasme d’un pays en voie de submersion par des « vagues migratoires » incontrôlées et le mythe d’un pays heureux avant l’arrivée des musulmans. Autrement dit, de faire de ces derniers les boucs émissaires des tensions nées des bouleversements technologiques et géopolitiques, en profitant des amplificateurs d’émotion que sont les réseaux sociaux.
Le tour de passe-passe des charlatans de la nostalgie, leur stratégie de la haine, suppose de passer sous silence les exemples d’intégration réussie, de nier les atouts que donne à la France sa diversité, de fermer les yeux sur les Français qui, sans bruit, aident les réfugiés à s’enraciner. Tout cela pour mieux attiser les peurs nées des attentats islamistes, pour essentialiser des populations en niant leur diversité, pour mieux faire croire à la fable d’un pays en guerre civile.
Quant aux références incessantes à un passé mythifié dans une prétendue pureté, elles heurtent la réalité d’une France, grand pays d’immigration depuis un siècle et demi, dont l’histoire est aussi faite de drames oubliés, bien avant l’arrivée de migrants musulmans. Qui se souvient des émeutes anti-italiennes d’Aigues-Mortes, en 1893 ? De l’assassinat, en 1932, du président Paul Doumer par un immigré russe ?
Tendance à enjoliver le passé
Dans un court manifeste, spirituel et convaincant, rédigé contre les « grands-papas ronchons », l’historien et philosophe Michel Serres énumère, exemples vécus à l’appui, les mille exemples de la fausseté du poncif « c’était mieux avant », expression qui fait le titre de son livre (2017, éditions Le Pommier). Il soutient que chaque grande césure historique, comme celle que vit le monde ces temps-ci (mondialisation, climat, Internet) suppose un changement de mode de pensée qui a un coût. Plutôt que de ruminer le passé, il appelle à « construire et non à regretter ». « Le monde n’a jamais cessé de changer, constate-t-il. Tout le problème est d’accompagner ce changement pour qu’il débouche sur le meilleur. »
Cet optimisme de la volonté et de l’action s’annonce comme un marqueur central dans les débats de la présidentielle, alors que le pessimisme et la tendance à enjoliver le passé ne touchent plus seulement les seniors, mais les jeunes, confrontés au chômage, à la précarité, à la fracture urbaine et aux inquiétudes climatiques. Selon un sondage IFOP, alors que 46 % des 18-30 ans se déclaraient « très heureux » en 1999, ils ne sont plus que 19 % aujourd’hui, à peu près comme en 1957.
Un tel volontarisme s’avère particulièrement nécessaire à l’heure où se multiplient les discours qui présentent l’exclusion des musulmans comme le remède à tous les maux. Plutôt que de nier ou d’euphémiser les tensions sociales et les violences liées à la multiplication des ghettos urbains et de ses corollaires en matière d’échec scolaire, de chômage, de drogue et de perméabilité à la propagande islamiste, il s’agit d’afficher ces enjeux à la fois sociaux, urbanistiques, scolaires et sécuritaires comme ultra-prioritaires pour le prochain quinquennat. Bref, d’esquisser un avenir enviable et crédible, où la République tient ses promesses, afin de sortir du faux dilemme entre guerre civile et « bon vieux temps ».
Philippe Bernard