Après dix-neuf ans d’attente, un juge vient d’ordonner l’ouverture d’un procès pour la mise en œuvre d’une terrifiante politique de contrôle de la natalité dans les années 1990.
Pendant une heure, le juge a égrené les noms des 1 307 plaignants, des femmes pour la plupart, et quelques hommes, stérilisés de force dans les années 1990. Au terme de neuf mois d’audience et de la lecture de plus de 180 pièces à conviction, le juge Rafael Martinez a annoncé l’ouverture d’un procès pénal, samedi 11 décembre, contre l’ex-autocrate Alberto Fujimori, au pouvoir de 1990 à 2000, et déjà condamné en 2009 à vingt-cinq ans de prison pour violation des droits humains et massacres. Ses ex-ministres de la santé et son ancien conseiller chargé des questions sanitaires sont également poursuivis.
Alberto Fujimori, 83 ans, actuellement hospitalisé sous surveillance policière pour un problème cardiaque, Eduardo Yong, Marino Costa, Alejandro Aguinaga – député du parti fujimoriste Fuerza Popular – et Ulises Jorge Aguilar, seront jugés par une cour pénale comme auteurs indirects présumés d’« atteinte à la vie, au corps et à la santé ».Ils sont accusés d’avoir orchestré et mis en œuvre une politique de stérilisations forcées entre 1996 et 2000.
Longue bataille judiciaire
Cette décision met fin à une bataille judiciaire longue de dix-neuf ans (la première enquête préliminaire avait été ouverte en 2002 et le dossier classé à quatre reprises). Une première victoire pour des milliers victimes qui entrevoient enfin l’espoir que soient jugés et condamnés les responsables de cette politique.
« C’est un moment historique, tant pour les victimes que pour le Pérou et les droits humains », se réjouit Maria Esther Mogollon, coordinatrice de l’Association des femmes péruviennes victimes de stérilisations forcées (AMPAEF). « Je les appelle une par une car beaucoup ne sont pas encore informées, il n’y avait pas l’électricité hier à Anta [région de Cusco dont sont originaires plus de 700 plaignantes]. Il y a beaucoup d’émotion mais l’attente a duré tant d’années qu’il y a aussi de la méfiance. Peu à peu, elles passent de la désillusion à l’espoir. »
Dans la seconde moitié des années 1990, on estime qu’entre 270 000 et 350 000 femmes, ainsi que 25 000 hommes, ont été stérilisés dans le cadre d’un programme de contrôle de la natalité censé promouvoir la « contraception chirurgicale volontaire » et dont le but officiel était de réduire la pauvreté et de favoriser la croissance économique.
En deux ans, de 1996 à 1998, les spécialistes considèrent qu’au moins 180 000 personnes ont été opérées sous la contrainte, dont, pour la plupart, des femmes pauvres de langue quechua ou originaires d’Amazonie. Une politique « raciste et discriminatoire », a affirmé le procureur lors des audiences préliminaires.
« Festivals » de la ligature des trompes
De nombreuses femmes ont été capturées de force, violentées, soumises à des menaces et au chantage. Différents rapports établis ces dernières années – enquête préliminaire du parquet, travaux universitaires, d’associations, de parlementaires – font notamment état de l’existence de « festivals » de la ligature des trompes dans les villes et villages des Andes, au cours desquels des équipes médicales encourageaient les opérations, sans toujours en expliquer les conséquences, et offraient en échange de la nourriture ou d’autres avantages.
Des femmes, souvent analphabètes, signaient des documents qu’elles ne comprenaient pas, ignorant le caractère irréversible de telles opérations. Celles qui refusaient étaient menacées d’être livrées à la police ou de perdre les aides sociales. Les opérations, qui plus est, se déroulaient dans des conditions sanitaires déplorables, sans aucun suivi postopératoire.
Tout au long des audiences, le procureur a montré comment le personnel de santé a agi sous pression. La politique de « contrôle de la natalité » était une priorité du gouvernement d’Alberto Fujimori avec « des objectifs et des quotas, assure Maria Ysabel Cedano, avocate de plusieurs plaignantes. Il y a eu un caractère systématique, planifié, de cette politique, dirigée vers une population spécifique et, via un modus operandi, en totale violation des droits humains ».
Pressions de la défense
A de nombreuses reprises, les avocats de la défense ont tenté de faire échouer l’ouverture du procès. Ces derniers jours encore, ils ont allégué qu’Alberto Fujimori – extradé par le Chili en 2007 pour être jugé pour violations des droits humains et corruption – ne pouvait être poursuivi pour ces nouveaux chefs d’accusation. Le juge a néanmoins décidé d’entamer l’instruction judiciaire, en attendant que le Pérou sollicite, auprès des autorités judiciaires chiliennes, l’élargissement de la convention d’extradition qui n’incluait pas cet acte d’accusation.
La phase d’instruction doit durer cent vingt jours. Ensuite, enfin, pourra s’ouvrir ce « méga-procès », selon les termes de l’avocate Maria Ysabel Cedano, tant par la somme de documents que par le nombre de plaignants – auxquels pourraient s’ajouter plus de 2 000 femmes dont les dossiers sont susceptibles d’entrer dans le cadre de l’instruction. « Nous demandons un parquet et des juges ad hoc, exclusifs, afin qu’ils n’allèguent pas, comme cela a été le cas par le passé, qu’en raison d’un poids procédural trop important, ils ne peuvent faire avancer le dossier », souhaite Mme Cedano. « Il est, par ailleurs, nécessaire que des juges spécialisés traitent ce dossier, des juges qui soient formés dans les thématiques de genres et de droit humains, ce qui n’a pas été le cas pendant les seize ans d’enquête préliminaire », rappelle l’avocate.
Amanda Chaparro(Lima, correspondance)