Par : Heike Schmidt Suivre 7 mn
À l’occasion de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix 2021, ce vendredi 10 décembre, à Oslo, la journaliste philippine Maria Ressa, lauréate avec le journaliste russe Dmitri Mouratov, est l’invitée du matin de RFI. Jointe par téléphone à Manille avant son départ pour Oslo, elle répond aux questions de Heïke Schmidt.
Bonjour Maria Ressa, vous êtes la première citoyenne dans l’histoire des Philippines à recevoir le prix Nobel de la Paix. Votre gouvernement ne semble pourtant pas être fier, bien au contraire… Vous avez dû livrer une âpre bataille devant les tribunaux pour pouvoir vous rendre à Oslo, pourquoi ?
Cela fait cinq ans maintenant que je me bats pour mes droits. Je pense que le moment le plus dur pour moi se situe en fait peu après le début du confinement dû à la pandémie. C’est là que j’ai réalisé que cette pandémie allait permettre à notre gouvernement de restreindre encore plus nos droits.
Ces deux dernières années, on a refusé à quatre reprises de me laisser voyager. À chaque fois, je dois demander la permission à quatre tribunaux différents, en charge des sept poursuites judiciaires dont je fais l’objet.
Pour être honnête, je ne sais jamais à quoi m’attendre encore. Mais je continue à réclamer mes droits, je ne resterai pas les bras croisés. Car je sais que c’est mon droit de voyager. Je suis donc heureuse aujourd’hui, c’est comme ça que cela devait se passer. En même temps, je ressens comme une «pollution dans l’air». Vous avez des droits, et pourtant, juste parce que vous êtes journaliste, vous en êtes privée. Ce qui fait que vous devez vous battre pour pouvoir jouir des droits les plus élémentaires, comme celui de voyager. Cela dit, j’arrête de me plaindre car là, je m’envole enfin pour Oslo !
Vous êtes actuellement en liberté conditionnelle, en attendant votre jugement en appel, puisque vous avez été condamnée l’an dernier à six ans de prison pour diffamation. Comment êtes-vous devenue l’ennemie numéro 1 du gouvernement philippin et du président Rodrigo Duterte ?
C’est parce que nous disons la vérité. Parce que nous sommes de bons journalistes et que nous refusons de nous laisser intimider. Regardez, je fais l’objet de sept poursuites judiciaires. Au total, je risque plus d’une centaine d’années de prison ! L’an dernier, j’ai été condamnée pour diffamation à cause d’un article que je n’ai même pas écrit et qui a été publié il y a huit ans – avant même que la loi que nous aurions supposément violée n’existe. Je risque six ans de prison, mais je me battrai jusqu’au bout ! Je m’efforce de garder confiance dans nos juges. C’est ça, notre bataille en ce moment. Si des gens comme moi ne se battent plus pour leurs droits, alors cela voudrait dire que nous renonçons volontairement à la démocratie, et ça, ce n’est pas possible.
Votre combat pour la liberté de la presse fait de vous une cible sur les réseaux sociaux. Vous avez dit recevoir 90 messages haineux par heure et 90 menaces de viol par minute. Cette semaine encore, un journaliste philippin a été tué. Le journalisme est donc un métier dangereux aux Philippines ?
Au moins 21 journalistes ont été assassinés sous le gouvernement Duterte ces cinq dernières années. Les avocats qui osent nous défendre sont encore plus nombreux à avoir été tués par nos autorités. Soixante-trois d’entre eux ont été tués. La guerre brutale contre la drogue menée par les autorités a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes. Oui, c’est dangereux d’être journaliste, mais cela a toujours été le cas. Si vous regardez l’index mondial de la liberté de presse, vous vous rendez compte que ce métier est devenu de plus en plus dangereux ces dix dernières années. Cela est dû surtout à l’apparition des nouvelles technologies de communication. Ces technologies sont utilisées par des gouvernements autoritaires comme le mien pour cibler et attaquer des journalistes en justice. Le but est de nous empêcher de travailler.
La dernière fois qu’un journaliste a reçu le Prix Nobel de la Paix, c’était en 1936. Avec quel message allez-vous à Oslo ?
En 1936, c’est Carl von Ossietzky qui l’a reçu. Mais il ne pouvait pas se rendre à Oslo pour le recevoir puisqu’il dépérissait dans un camp de concentration des nazis. C’est ce message que le Comité du Prix Nobel a certainement voulu faire entendre, en décernant ce prix à deux journalistes. C’est pour dire que c’est le moment propice, c’est un moment existentiel pour la démocratie. Nous sommes à la croisée des chemins. Si nous nous trompons de direction, nous pourrions perdre notre démocratie.
À qui voulez-vous dédier ce prix que vous partagez avec le journaliste russe Dmitri Muratov ?
Depuis longtemps, je sers d’exemple pour tous les journalistes menacés dans le monde. Donc ce prix appartient aux journalistes qui tiennent bon, malgré tout. Il appartient aussi à tous les Philippins qui se battent pour leurs droits et qui en paient le prix fort. J’espère que les projecteurs du Prix Nobel aideront mon pays à protéger et à renforcer sa démocratie.
Vous dites souvent qu’un dangereux virus menace nos libertés partout dans le monde…le virus du mensonge et de la désinformation. A qui la faute ? Aux réseaux sociaux ?
Oui ! Ces technologies font le lit de tout ce qui ne va pas dans le monde. Notre écosystème de l’information est dirigé par des décideurs qui ne font plus la différence entre des faits et la fiction. Ils privilégient des mensonges, car des mensonges qui attisent la colère et la haine circulent plus rapidement et plus facilement sur les médias sociaux.
Cela doit changer. Je le répète depuis longtemps, nous avons besoin de réguler tout cela. Franchement, il faut que ça vienne des États-Unis. L’Union européenne est à la pointe de ce combat, avec « la législation sur les services numériques » qui observe la manière dont l’information est amplifiée par la puissance des algorithmes. Le Royaume-Uni prépare aussi une loi sur les informations diffusées en ligne.
Je pense que la technologie a évolué avant même que les gouvernements et les citoyens ne se soient rendus compte qu’elle peut être utilisée pour nous manipuler insidieusement. Et cela doit s’arrêter.
L’ex-employée de Facebook Frances Haugen a lancé l’alerte, en disant que ce réseau faisait passer les profits avant les usagers. Selon vous, le mensonge passe avant la vérité ?
Oui, absolument, ça s’appelle le capitalisme de surveillance. Nos données, nos pensées intimes sont collectées et stockées par des compagnies américaines, triées ensuite grâce à l’intelligence artificielle – dans le but de nous manipuler. Cela a un coût. Et je pense, tout comme à l’époque de l’ère industrielle, qu’il y aura des règles qui seront développées, tardivement, mais espérons qu’elles seront efficaces.
Concrètement, qu’est ce que cela veut dire ? Pensez-vous par exemple aux fausses informations qui circulent sur les vaccins anti-Covid ?
Oui, j’irais même plus loin et j’appellerais cela de la désinformation. Aussi bien les États-Unis que l’Union européenne ont accusé certains pays de faire circuler sciemment de la désinformation. Cela a été en effet le cas concernant les vaccins, mais le but de ces campagnes est avant tout d’affaiblir des États. La désinformation est devenue un outil dans le jeu des puissances et c’est dangereux. Je pense que l’Union européenne a clairement accusé la Chine et la Russie d’avoir fait circuler des fausses informations sur les vaccins.
Craignez-vous aussi des campagnes de désinformation à l’approche de l’élection présidentielle aux Philippines, prévue en mai prochain ?
Oui, bien sûr. C’est notre plus grand problème en cette fin d’année. Comment pouvez-vous garantir des élections intègres si les faits ne sont pas intègres ? Ce n’est pas possible ! De nombreuses études à partir de 2017, 2018 ont démontré que des mensonges, liés à la colère et à la haine se propagent bien plus vite et plus aisément que des faits.
Quel rôle doivent jouer les journalistes ?
Nous devons écrire des articles beaucoup plus rigoureux sur ces technologies. L’intelligence artificielle est capable aujourd’hui d’écrire des informations à la vitesse d’un cerveau humain. Nous devons être conscients de cela et alerter la société sur la façon dont nous pouvons être manipulés.