« Regarde-les donc bien ces apatrides, toi qui as la chance de savoir où sont ta maison et ton pays, toi qui à ton retour de voyage trouves ta chambre et ton lit prêts, qui as autour de toi les livres que tu aimes et les ustensiles auxquels tu es habitué. Regarde-les bien, ces déracinés, toi qui as la chance de savoir de quoi tu vis et pour qui, afin de comprendre avec humilité à quel point le hasard t’a favorisé par rapport aux autres. Regarde-les bien, ces hommes entassés à l’arrière du bateau et va vers eux, parle-leur, car cette simple démarche, aller vers eux, est déjà une consolation ; et tandis que tu leur adresses la parole dans leur langue, ils aspirent inconsciemment une bouffée de l’air de leur pays natal et leurs yeux s’éclairent et deviennent éloquents. Telle est bien en effet notre nature : tout le mal qui a lieu ici-bas, nous en sommes informés. Chaque matin, le journal nous lance en pleine figure son lot de guerres, de meurtres et de crimes, la folie de la politique encombre nos pensées, mais le bien qui se fait sans bruit, la plupart du temps nous n’en savons rien. Or cela serait particulièrement nécessaire dans une époque comme la nôtre, car toute œuvre morale éveille en nous par son exemple les énergies véritablement précieuses, et chaque homme devient meilleur quand il est capable d’admirer avec sincérité ce qui est bien. »
Stefan Zweig (1881-1942) ~ “Voyages” (Dix-sept récits écrits entre 1902 et 1939)