Je vous ai dit tantôt le plaisir que j’avais eu à la lecture du petit livre de Thalie de Molène, le Bahau, retrouvé dans ma bibliothèque après qu’il y fut perdu pendant près de 20 ans. Son éditeur, la vénérable maison Fanlac a eu la gentillesse de me procurer deux autres ouvrages de la dame : Trente et un contes du bouddhisme et L’inlassable course de la rivière vers la mer. Et ce fut d’abord cette course de la rivière qui suscita ma curiosité, peut-être l’énigmatique regard de femme qui illustre sa couverture.
Car L’inlassable course des rivières vers la mer ramasse en bouquet sept portraits de femmes, sept parcours de vie, 7 destins. Elles se prénomment par ordre d’entrée en scène Madeleine, Agnès, Émilie, Germaine, Marguerite, Thérèse, et Judith. L’auteure nous entraîne dans l’histoire du Périgord, depuis le XIVème siècle avec Marguerite de Calvimont, la dame de l’Herm, le fameux château aujourd’hui ruiné où Eugène Leroy situa son histoire de Jacquou le Croquant. Marguerite de Calvimont y fut assassiné par son mari François d’Aubusson, celui-ci aimant ailleurs. Thalie de Molène imagine les dernières heures de la jeune-femme incrédule, emprisonnée dans sa chambre, sa colère, son incompréhension, sa faiblesse de femme que son seigneur et maître peut tuer en tout impunité parce que femme.
Le portrait de Judith se situe au XVIème siècle et lors des guerres de religion très prégnantes dans le Périgord. La jeune protestante, sur son lit de douleur, harcelée par le prêtre refuse d’adjurer sa foi. Elle tient tête y compris à son père. « Si elle avait la petite vérole(…) elle mourrait dans quelques jours. Elle, Judith ; de la Religion prétendument Réformée. Libre. Elle pensa, comme on soupire : j’ai gagné. »
Nous avançons encore dans le temps avec Agnès, infirmière lors de la Commune de Paris. C’est surtout par amour pour Jacques, médecin, sergent de la garde nationale qu’elle se retrouve ambulancière sur la ligne de front, héroïne plus par amour que par conviction. Ce récit offre une séquence sensiblement surréaliste : le groupe en déroute sous les bombardements versaillais cherche un refuge dans un cimetière d’Issy, le couple réquisitionne une chapelle mortuaire pour la nuit, lieu propice à une courte crise mystique qui assaille la jeune infirmière aux côtés de son homme endormi. « Elle se sentait poussée hors de la douce matrice de sa vie avec Jacques. Pourquoi ? Par qui ? Comme une cataracte, ses actes et jusqu’à ses pensées créaient un courant qui l’emportait. »
L’histoire de Judith comme celle de Marguerite est « historique » et documentée dans des archives et des livres. Thalie de Molène donne ses sources, auteurs, ouvrages et archives. En revanche, les autres portraits puissent dans sa propre mémoire et dans les récits familiaux et se situent tous pendant la première moitié du XXème siècle dans le Montignacois, son pays d’adoption.
Tous ces portraits de femmes contemporaines sont l’occasion de dresser un état des lieux de la condition faîte aux femmes ainsi que de leurs stratégies de résistance.
Madeleine, parvient à surmonter son désir de rejoindre dans la mort les petites filles emportées par la tuberculose en se vouant corps et âme à une autre enfant, dont on devine qu’il s’agit de l’auteure. « Elle se dressait, elle semblait écouter des voix que je n’entendais pas, apercevoir au loin des gens que je ne voyais pas, ces gens l’appelaient. »
Émilie l’orpheline, cadenassée dans les principes réactionnaires de l’époque, dut épouser son cousin aveugle et tyrannique imposé par Madame de Granval, la mère de l’aveugle : « Elle leur avait coupé les ailes, rogné les griffes, stérilisé des zones de leurs cerveaux en leur ôtant l’habitude de le faire travailler. » Un corsetage que rien, pas même la disparition et du mari et de la belle-mère ne dénoueront. Au passage, nous rencontrons, Anaïs, la marchande de bonbon qui se fâche tout rouge quand un gamin facétieux lui donne du « Au revoir, Madame. Je suis pas dame, moi, j’ai pas connu l’homme. Je suis demoiselle ! »
Et puis, il y a Germaine la résistante héroïne qui refusa les honneurs et puis Thérèse, la fille du pape, un clodo. Thérèse dont tous les hommes abusent. « Ce fut la première leçon de ce monde, il faut se soumettre quand on a pas la force de gagner au combat et se taire. Elle rentra dans un silence réfléchi qui la protégeait. » Seul refuge, la solitude qui lui est « comme un pays où elle se sent au-dessous de personne, ni au-dessus, où elle se sent chez elle, enfin. »
7 histoires qui ne dépassent pas les 20/30 pages chacune, petites perles de la Vézère, où les mots coulent vivement en phrases quelquefois très courtes, beaucoup de poésie dans les descriptions où les paysages et la nature accèdent à la qualité de personnage à part entière, y compris les rivières dans leur « inlassable course vers la mer. »
Jean-François Meekel