6 ans de prison sur la base de violations de procédure, de « preuves » douteuses et de raisonnements spéculatifs
(New York) – Le journaliste d’investigation marocain Omar Radi a été condamné à six ans de prison pour espionnage et viol au terme d’un procès inéquitable, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui après un examen minutieux de l’affaire. Une audience d’appel est prévue le 25 novembre 2021.
Radi, qui subit un harcèlement d’État de longue date, réfute toutes les accusations portées contre lui. Son procès face au tribunal de première instance de Casablanca a été entaché de nombreuses violations des garanties nécessaires à un procès équitable. Le tribunal a refusé sans motif valable d’entendre les témoins à décharge de Radi, ainsi que d’autoriser ses avocats à interroger un témoin à charge cité par le ministère public. Le jugement complet du tribunal, que Human Rights Watch a consulté, repose dans une large mesure sur des arguments spéculatifs.
« Après des années de harcèlement policier couronnées par une parodie de procès, Omar Radi passe actuellement sa seconde année derrière les barreaux plutôt que de faire son métier et d’enquêter sur la corruption d’Etat », a déclaré Eric Goldstein, directeur par intérim de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Les autorités marocaines tentent de faire croire qu’il s’agit d’une affaire d’espionnage et non de poursuites-bâillon contre l’un des derniers journalistes critiques du pays, mais qui croient-elles tromper ? »
Radi, journaliste d’investigation primé pour ses travaux et militant des droits humains, a publié des articles sur l’accaparement de terres publiques par des spéculateurs. Il est également à l’origine du scandale de corruption dit des « serviteurs de l’État » qui a éclaboussé près de cent personnes, notamment des officiels de haut rang, qui auraient acquis des terrains publics pour une fraction de leur valeur sur le marché. Dans un talk-show en 2018, Radi a étrillé, en le nommant, un haut responsable sécuritaire et a déclaré que le ministère de l’Intérieur avait abrité « la plus grosse opération de corruption » jamais vue au Maroc et « devrait être démantelé ».
Avant d’être arrêté et poursuivi pour espionnage et viol, Radi avait déjà été placé en détention, jugé et condamné pour un tweet, avait vu son smartphone infecté par un logiciel espion, et avait subi une campagne de diffamation acharnée sur des sites internet liés aux services marocains de sécurité, ainsi qu’une agression physique suspecte.
Human Rights Watch s’est entretenu avec Radi avant son arrestation en juillet 2020, ainsi qu’avec ses parents, huit de ses avocats, quatre de ses collègues et cinq témoins de deux des évènements pour lesquels il est poursuivi. Human Rights Watch a également assisté à cinq audiences de son procès et a attentivement examiné les plus de 500 pages de son dossier judiciaire, y compris le jugement de 239 pages qui détaille les motivations du tribunal pour sa condamnation, ainsi que des dizaines d’articles de presse consacrés à cette affaire.
Radi a passé un an en détention préventive, la durée maximale prévue par la loi marocaine. Le juge d’instruction chargé de l’enquête, et plus tard le juge du tribunal, ont refusé au moins douze requêtes de liberté provisoire pour Radi sans jamais fournir de justification substantielle et individualisée, contrevenant ainsi aux normes internationales des droits humains.
Radi a été reconnu coupable d’atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État via de prétendus actes d’espionnage pour le compte d’entreprises, d’organisations et d’États étrangers dont les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Le verdict de culpabilité est principalement fondé sur des échanges de textos entre Radi et un diplomate néerlandais, ainsi que sur des contrats qu’il a signés avec des sociétés britanniques de consulting en vue de mener des recherches sur le secteur privé marocain.
Nouer des contacts journalistiques, tout comme recueillir et partager des informations non classifiées, sont des activités protégées par le droit international. Lors de son examen détaillé du dossier judiciaire, Human Rights Watch n’a trouvé aucun élément indiquant que Radi ait fait autre chose que son travail normal de journaliste, des travaux de « due diligence » sur des entreprises, ou du « relationnel » avec des diplomates. Toutes ces activités relèvent du quotidien de nombreux journalistes et chercheurs. Le dossier ne contient aucune preuve que Radi ait fourni des informations classifiées à quiconque, ni même qu’il ait obtenu à la base de telles informations.
Au cours du procès, l’un des hommes accusés par le procureur d’être un « espion étranger » chargé de « soutirer des informations classifiées » à Radi a rejeté l’accusation dans un courrier au tribunal, et a demandé à témoigner en faveur de l’accusé. Le juge a ignoré et ses dénégations et sa demande, sans justification.
Le jugement du tribunal fait en outre apparaître plusieurs arguments douteux qui ne sauraient justifier un verdict de culpabilité d’espionnage.
Par exemple, selon le tribunal, communiquer exclusivement par textos avec un contact à l’ambassade des Pays-Bas serait une « précaution de sécurité » qui « prouve[rait] que [Radi] était tout à fait conscient de la nature suspecte des activités » qu’il menait avec des diplomates étrangers. De même, selon le jugement, le fait que Radi n’ait pas publié d’article au sujet de ses contacts avec des diplomates hollandais « prouverait » que les contacts en question « n’avaient aucun lien avec son travail journalistique (…) mais consisteraient en fait en des activités d’espionnage. »
Radi a également été reconnu coupable du viol d’une de ses collègues au sein de l’équipe du site d’actualités qui l’employait, « Le Desk ». Radi conteste cette accusation et affirme que la relation sexuelle avec sa collègue était consentie. Bien que les accusations de viol et d’espionnage n’aient aucun rapport entre elles, le tribunal a décidé de les juger ensemble dans un même procès.
Le taux de poursuites pour violences sexuelles au Maroc est faible. Toutes les accusations de violences sexuelle doivent faire l’objet d’enquêtes sérieuses, et les auteurs d’agressions doivent être traduits en justice, dans le cadre de procès équitables pour les plaignants comme pour les accusés.
Cependant, le tribunal a refusé de traiter Omar Radi à égalité avec ses adversaires. En ne donnant pas aux différentes parties les mêmes chances de défendre leurs causes, le tribunal a violé un préalable essentiel à tout procès équitable en vertu du droit international.
Les autorités ont ainsi refusé à Radi d’accéder à son propre dossier, pendant dix mois. Elles ont exclu la déposition d’un témoin-clé de la défense au motif de sa « participation au viol », alors même que la plaignante n’accusait nullement ce témoin d’avoir pris part à l’agression dont elle se dit victime, et qu’aucune preuve n’a été présentée contre lui devant le tribunal. Les autorités ont en outre refusé aux avocats de la défense le droit d’interroger un témoin de l’accusation, et ont récusé un témoin-clé de la défense dans l’affaire d’espionnage.
L’affaire Radi relève d’une pratique récurrente des autorités marocaines. Cette pratique consiste à arrêter, juger et emprisonner des journalistes indépendants, des activistes ou des dirigeants politiques, non en raison de leurs travaux et écrits critiques, mais en les poursuivant pour des motifs discutables comme l’inconduite sexuelle, le blanchiment de capitaux ou l’accusation de « servir des intérêts étrangers », a déclaré Human Rights Watch.
« Le viol et l’agression sexuelle sont des crimes graves qui doivent faire l’objet d’enquêtes sérieuses et de procédures judiciaires équitables », a rappelé Eric Goldstein. « Si les autorités veulent montrer que les tribunaux marocains jugent Omar Radi comme n’importe quel citoyen, et ainsi faire taire les accusations d’instrumentalisation de la justice pour emprisonner des opposants sur des motifs douteux, alors elles doivent lui accorder un procès juste et impartial — ce dont il a été privé jusqu’à présent. »