Par Pierre Ropert
En 1909, Robert Peary devient le premier homme à atteindre le pôle Nord. Pourtant, l’explorateur américain n’est pas seul : il est accompagné d’un autre homme, son assistant de toujours, Matthew Henson. Cet homme noir, dont le concours a été reconnu tardivement, serait même arrivé au pôle avant lui.
“Enfin le pôle. Le prix de trois siècles. Mon rêve et mon but de vingt années. Le mien enfin ! Je ne peux pas le réaliser”, écrit Robert Peary dans son journal de bord, le 7 avril 1909, quelques heures après avoir foulé du pied le point le plus au nord du monde. Ce qu’omet de préciser l’explorateur américain, c’est qu’il n’a pas atteint le point le plus septentrional du globe seul. Pour l’aider dans cette tâche, plusieurs dizaines d’hommes l’ont accompagné, et cinq d’entre eux l’ont même épaulé jusqu’au bout du voyage. Quand Robert Peary plante la bannière étoilée dans la glace, quatre hommes se tiennent à ses côtés : quatre Inuits, familiers des régions arctiques, et Mathew Henson, autre explorateur américain, qui se trouve être noir. Il aurait même, à en croire certains documents, été le premier à atteindre le pôle Nord, avant Robert Peary lui-même, puisqu’il était celui qui ouvrait la voie à ce moment de leur périple.
Le nom de Matthew Henson n’est pourtant pas passé à la postérité : seul reste aujourd’hui encore celui de Peary. Le premier explorateur noir à avoir atteint le pôle Nord, lui, ne connaîtra qu’une reconnaissance tardive, près de 30 ans après son exploit.
De garçon de cabine à explorateur polaire
Mais comment un homme noir, au début du XXe siècle, est-il devenu un explorateur, à une époque où les lois Jim Crow sont encore en vigueur et où le racisme est omniprésent ? Lorsque Matthew Henson naît le 8 août 1866, dans le Maryland, rien ne laisse en effet présager de sa destinée hors du commun. Descendant d’esclaves américains, il voit le jour un an à peine après l’abolition de l’esclavage aux États-Unis et, s’il naît libre, il n’est pas à l’abri de la ségrégation, qu’il subira toute sa vie.
Orphelin à dix ans, Matthew Henson se réfugie à Baltimore, ville “noire”, avant de s’engager en tant que garçon de cabine. Le jeune homme doit son éducation au capitaine du Katie Hines, sur lequel il sert sous les ordres du capitaine Childs, qui le prend sous son aile et se charge, une fois son labeur quotidien accompli, de l’instruire. Henson fait ainsi le tour du Monde : de la mer noire au Japon, en passant par l’Afrique du Nord, il devient un marin confirmé et ne rentre qu’à l’âge de 17 ans, après le décès de son mentor.
Ce n’est qu’une fois de retour en Amérique, alors qu’il est commerçant dans un magasin de chapeaux, que la route d’Henson croise celle de Peary. Impressionné par ses compétences, cet ingénieur pour la marine américaine embauche Henson dans le cadre d’une mission au Nicaragua, pendant laquelle le jeune homme va faire montre de ses capacités d’adaptation et de son intelligence. Ce n’est que quelques années plus tard, en 1891, que Peary et Henson deviendront d’inséparables compagnons : Robert Peary lui demande en effet de l’accompagner pour sa première expédition polaire, l’exploration du nord-est du Groenland.
Un homme noir au pôle Nord
L’explorateur américain s’est donné un but : atteindre le pôle Nord. Il lui faudra 18 ans et six expéditions pour remplir cet objectif, non sans quelques sacrifices, comme l’écrit Matthew Hanson dans son ouvrage autobiographique, “Journal d’un explorateur noir au pôle Nord”, qu’il publie en 1912, et qui vient de bénéficier d’une traduction aux Editions Zones Sensibles : “Durant quatre années de 1898 à 1902, entièrement passées dans les régions du Nord Groenland, à l’exception de la mort que nous avons pourtant frôlée plus d’une fois, nous rencontrâmes tout ce que nos devanciers purent traverser. Nous dûmes également faire face à des expériences inédites. En janvier 1899, le commandant Peary gela si gravement ses orteils qu’il n’en conserva qu’un seul”.
Henson est devenu un élément essentiel des expéditions polaires, et il est difficile pour Robert Peary de se passer de lui. L’explorateur américain affirme d’ailleurs dans ses mémoires lui avoir “accordé cette position d’abord en raison de sa grande capacité d’adaptation et d’aptitude à ce travail et ensuite en raison de sa loyauté. Il est un excellent conducteur de chiens et peut manier un traîneau mieux que n’importe quel homme vivant, à l’exception de certains des meilleurs chasseurs esquimaux eux-mêmes”. Non seulement Matthew Henson est un excellent conducteur de traineaux, mais à force de côtoyer les Inuits au cours de leurs différents hivernages dans le cercle Arctique, il est également le seul homme de l’expédition à avoir appris leur langue. Une qualité indispensable, tant ces derniers, plus accoutumés que quiconque aux difficiles conditions au Nord du monde, sont essentiels à la réussite de la mission que s’est fixée Peary.
Le 18 février 1909, les équipes de Robert Peary, composées de 24 hommes accompagnés de 133 chiens de traineaux, prennent la direction du pôle Nord, et se relaient pour ouvrir la voie, tout en permettant à l’explorateur de préserver ses forces pour l’assaut final vers le nord absolu. Les températures dépassent régulièrement les -50°C, comme l’écrit Matthew Henson dans son journal : “Nous avions eu un temps extrêmement froid, avoisinant les 59° C en dessous du zéro, et le matin de notre départ le thermomètre affichait – 49° C”, rédige-t-il après un mois de leur avancée.
C’est finalement le 6 avril 1909 que Robert Peary et les derniers membres de son expédition sont les premiers hommes à atteindre le pôle Nord. L’équipe est alors composée de Robert Peary, Matthew Henson et de quatre Inuits, “les frères Ootah et Egingwah, le vieux vétéran Seegloo et le robuste et enfantin Ooqueah”.
Dans son autobiographie, Matthew Henson fait le récit de ce moment, dans un texte qui semble avoir intériorisé la ségrégation subie à l’époque quant à la place de l’homme noir dans la société :
Je sentis une joie mêlée à une exultation sauvage m’envahir. Un autre accomplissement mondial était clos. Comme par le passé, et ce depuis le commencement de l’histoire, à chaque fois qu’il fut réalisé par un homme blanc, un homme de couleur l’accompagnait. Depuis la construction des pyramides jusqu’au Chemin de croix en passant par la découverte du Nouveau Monde et celle du pôle Nord, le Noir fut le fidèle et constant compagnon du Caucasien. Et autant que je pusse le ressentir, je vécus tout entier ce moment comme l’élection d’un humble membre de ma race destinée à la représenter dans l’un des derniers grands ouvrages de ce monde.
Seul Robert Peary bénéficiera de la gloire liée à l’exploit : Matthew Henson et les Inuits qui les accompagnent sont occultés au profit de l’explorateur américain blanc. D’autant que ce dernier est au cœur d’une vive polémique : un autre explorateur, Frederick Cook, affirme également avoir atteint le pôle Nord. C’est finalement Peary qui a les honneurs de la Société nationale de géographie et qui se voit récompensé, en 1911, par le Congrès. Matthew Henson, lui, est laissé dans les marges de l’histoire.
Henson a-t-il atteint le pôle Nord avant Peary ?
Il faut parcourir la longue préface de l’anthropologue Kamel Boukir, dans “Matthew Henson : journal d’un explorateur noir au pôle Nord” (Ed. Zones Sensibles), qui enjoint de “lire entre les lignes”, pour esquisser les raisons du silence qui a, trop longtemps, entouré le double exploit réalisé par Matthew Henson : non seulement atteindre le pôle, mais l’atteindre en tant qu’homme de couleur, à une époque où la société les tolère malheureusement à peine. La conquête du pôle Nord est une opération coûteuse et, s’il faut reconnaître à Peary sa capacité à trouver les financements nécessaires à pareille aventure et une volonté quasi homérique de poursuivre malgré les échecs, il convient également de rappeler qu’Henson fût mis de côté lors des galas de charité destinés à financer les expéditions, l’opinion publique ne pouvant accepter l’idée qu’un Noir soit capable de survivre aux températures glaciales du nord.
Au retour de la conquête du pôle Nord, la relation entre Robert Peary et Matthew Henson cesse quasi-complètement. La fin de cette amitié hors normes, pour l’époque, débute dès le pôle Nord atteint. Dans son autobiographie, l’explorateur noir raconte comment, alors qu’il va serrer la main de Peary pour marquer la fin de leur périple, ce dernier se détourne de lui :
Sentant que le temps était venu, je me dégantai et allai à sa rencontre pour congratuler nos dix-huit années d’effort. Mais une rafale de vent souffla quelque chose dans son œil, ou est-ce encore la douleur brûlante causée par le regard prolongé de la réflexion des rebords du soleil, qui l’obligea à me tourner le dos.
Hasard ou acte volontaire de Peary ? Difficile de statuer, mais Matthew Henson fait remarquer, quelques pages plus tard, que le commandant Peary ne lui adresse plus la parole au cours des semaines à venir : “Au final, je n’aurais décroché qu’une œillade fugace du commandant Peary, car il ne m’adressa pas un mot. Puis, de la plus ordinaire des manières, il me reparla de nouveau. Enfin, m’ordonna d’une façon automatique de me remettre au travail. Pas une référence au pôle Nord ou quelque chose qui lui soit rattaché.”
Mais pourquoi le commandant de l’expédition se met-il soudain à ignorer Henson ? Peut-être parce que ce dernier est, semble-t-il, le premier homme à avoir véritablement atteint le pôle Nord géographique, comme le rappelle Kamel Boukir :
L’édition du Boston American du 17 juillet 1910, que corrobore un rapport écrit par Henson et archivé à la bibliothèque du Congrès, suggère une clé de lecture. Henson évoque le fait que Peary aurait nourri du ressentiment après que lui et ses compagnons Inuits aient atteint le pôle, alors que le Commandant s’était imaginé y arriver le premier. Partie en éclaireur, l’équipe aurait rapidement progressé jusqu’à ce que la « boussole devint folle », alors que Peary projetait d’y aller pour son compte avec un Inuit et non pas Henson, afin d’éviter qu’il ne puisse lui aussi se prévaloir de l’exploit au retour aux États-Unis. Le conducteur inuit de son traîneau, sur lequel Peary fit la fin du périple, dévoila à Henson que celui-là planifiait de s’y rendre seul en laissant au dernier camp le reste de l’expédition.
Henson, pourtant, ne manque jamais l’occasion de vanter les mérites de Peary dans son autobiographie. Kamel Boukir voit là une “résilience silencieuse” propre à un homme noir qui se construit au cours des années de ségrégation. Matthew Henson a fait sienne une conception de l’émancipation des Noirs par le labeur qui est très inspirée de la pensée du défenseur des droits des afro-américains Booker T. Washington (qui préfaça d’ailleurs son Journal d’un explorateur noir au pôle Nord) et qui l’a certainement incité à se faire discret quant à ses mérites dans la réussite de cette expédition.
Robert Peary et sa famille profiteront très largement des retombées de son exploit, tandis qu’une fois revenu à la vie civile, Matthew Henson peinera de son côté à trouver un emploi, avant de devenir “surveillant de parking à Brooklyn, raconte l’anthropologue. En 1937, sa retraite lui octroie une pension de 1020 dollars par an, soit environ 13 000 dollars actuels”. Une bien modeste somme, pour un des plus grands explorateurs du début du XXe siècle. Peary ne soutint d’ailleurs jamais les demandes d’Henson au Congrès pour se voir reconnaître une pension. Matthew Henson le décrivit à ce moment-là, malgré toutes les qualités qu’il avait reconnues à l’homme dans ses précédents écrits, comme un “homme dur” qui “refuse de partager les honneurs et la gloire avec quiconque. Il voulait tout pour lui et sa famille”.
La reconnaissance de Matthew Henson ne vint que tardivement : il est le premier membre noir à devenir membre du “Explorer Club”, en 1937, et se voit récompensé par une médaille de l’Expédition polaire Peary par le Congrès en 1944 (c’est-à-dire 24 ans après la mort de Robert Peary lui-même). Malgré les hommages tardifs, Matthew Henson s’éteint dans l’anonymat en 1955, dix ans avant la fin de la ségrégation raciale aux États-Unis.
Il faudra attendre l’année 2000 pour que cet explorateur soit enfin récompensé de la plus haute distinction de la National Geograpic Society, décernée à titre posthume pour des distinctions dans les domaines de l’exploration, de la découverte et de la recherche. Il aura fallu pas loin d’un siècle pour que Matthew Henson obtienne la reconnaissance qui lui était due et que son nom soit inscrit dans la grande histoire de l’exploration.
Est-ce un hasard, finalement, s’il n’existe qu’une seule photo des premiers hommes à avoir atteint le pôle Nord devant le drapeau qu’ils y ont planté et que pas un seul visage blanc n’apparaisse sur le cliché : seuls y sont visibles les Inuits Ootah, Ooqueah, Egingwah, et Seegloo… et, bien au centre, Matthew Henson.