La contestation de l’obligation vaccinale des soignants est devenue l’expression d’un profond malaise social. Soixante-sept personnes ont été interpellées et des barrages bloquent toujours plusieurs routes de l’île.
L’hélicoptère de la gendarmerie vole au-dessus du rond-point de Perrin, sur la commune des Abymes, au nord de l’agglomération guadeloupéenne de Pointe-à-Pitre. Il est à peine 7 heures du matin, dimanche 21 novembre, et les quelques automobilistes de passage butent sur les carcasses calcinées de voiture et les blocs de béton bouchant les accès, sur plus de deux kilomètres, à la route nationale traversant la Grande-Terre du nord au sud.
Au sol, les grenades usées de gaz lacrymogène témoignent des face-à-face tendus entre les gendarmes et les manifestants qui occupent par intermittence le carrefour. Sur les routes menant à Morne-à-l’Eau, Sainte-Anne ou Capesterre-Belle-Eau, d’autres barrages ont été érigés depuis le 15 novembre, date de la grève générale lancée par le collectif d’organisations en lutte contre l’obligation vaccinale et le passe sanitaire. En Guadeloupe, la campagne de vaccination contre le Covid-19 est venue percuter la colère sourde de nombreux habitants, dont le sentiment d’être méprisés et incompris par les autorités a fini par dépasser la peur de la contamination.
Une décision prise « depuis Paris et sans concertation »
« Il faut arrêter de nous prendre pour des imbéciles », souffle Jocelyn Zou, secrétaire du syndicat Force ouvrière au service départemental d’incendie et de secours. Le sapeur-pompier, gréviste depuis plusieurs semaines mais réquisitionné toutes les nuits pour éteindre les feux allumés sur les barrages, s’est installé avec une vingtaine de personnes sous deux barnums autour du rond-point, en milieu d’après-midi. « Nous ne sommes pas antivax mais anti-passe sanitaire : comment accepter que des centaines de personnes soient suspendues de leur travail, sans salaire ni indemnités, pour une décision qui relève de l’intime ? », scande-t-il en dénonçant une décision prise « depuis Paris et sans concertation ».
L’annonce de l’interpellation d’un pompier gréviste, blessé au premier jour du débrayage, a fait monter la tension sur l’île à un niveau inédit depuis les quarante-quatre jours de blocages provoqués, début 2009, par les manifestations contre la vie chère. Douze ans plus tard, la mobilisation concerne une part moins importante des habitants mais son écho est démultiplié par de nombreux incidents : outre les voitures incendiées et la circulation perturbée, le feu a détruit plusieurs bâtiments à Pointe-à-Pitre, des agences bancaires et des commerces ont été cambriolés en pleine nuit dans plusieurs communes.
Chaque matin, des vidéos de courses-poursuites entre jeunes Guadeloupéens et les forces de l’ordre circulent sur les réseaux sociaux. Vingt-neuf interpellations ont eu lieu dans la nuit de vendredi à samedi après l’annonce, par la préfecture, d’un couvre-feu instauré jusqu’au 23 novembre, de 18 heures à 5 heures du matin, afin de faire « face aux violences urbaines ». Quelques jours seulement après la fin du couvre-feu imposé dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Covid-19. Trente-huit personnes ont été arrêtées la nuit suivante. « Les forces de police et gendarmerie, mais aussi les sapeurs-pompiers qui intervenaient sur les feux, ont fait l’objet de plusieurs tirs d’armes à feu », a déclaré la préfecture, dimanche, dans un communiqué – un pompier et une dame âgée ont été blessés par des tirs de plomb.
Des revendications sociales et économiques
« Regardez comment il le matraque, comment voulez-vous que les jeunes jouent l’apaisement après ça ? », s’agace Fabrice (son prénom a été modifié à sa demande), riverain des Abymes, en montrant sur son téléphone des images sur lesquelles un membre des forces de l’ordre frappe un homme dans les rues de Pointe-à-Pitre. Les manifestants du jour ne sont pas ceux de la nuit et, pour cet ouvrier du bâtiment, la vaccination a joué le rôle de déclencheur d’un ressentiment social et économique qui s’étend bien au-delà de la crise sanitaire. « Les jeunes qui sont dans les rues ne sont pas concernés par l’obligation vaccinale. C’est une soupape qui prend en pression depuis des années et qui a explosé », soupire-t-il.
« L’augmentation généralisée des salaires », « la résorption de tous les emplois précaires et des embauches massives », « l’arrêt de la répression judiciaire et patronale » figuraient déjà parmi les trente-deux points de revendications envoyés aux autorités, dès le 2 septembre, par les organisations en lutte contre l’obligation vaccinale et le passe sanitaire. Après plusieurs semaines de manifestations hebdomadaires, auxquelles avaient participé jusqu’à plusieurs milliers de personnes depuis le mois de juillet, le collectif demandait aussi l’abrogation de la loi du 5 août 2021, qui encadre l’extension du passe sanitaire et la vaccination obligatoire pour les soignants et les pompiers.
Quatre mois plus tard, l’adhésion à la vaccination se calque sur le manque de crédit accordé à la parole de l’État. En Guadeloupe, 46,43 % des habitants ont reçu au moins une première dose, contre plus de 75 % pour l’ensemble de la population française. « Je crains que certains aient surfé sur cette absence de communication, sur ces injonctions venues de 8 000 kilomètres, sans information, sans accompagnement particulier, sans prise en compte des remontées du terrain, pour pouvoir se mobiliser », estime Jean-Philippe Courtois, maire de Capesterre-Belle-Eau, commune de la Basse-Terre où un magasin Carrefour a été incendié et un barrage érigé sur la route principale.
« Ce sont tous des politiques hors-sol »
M. Courtois doit participer, lundi, à la réunion organisée par le premier ministre, Jean Castex, avec l’ensemble des élus locaux de Guadeloupe. Dans un communiqué, envoyé dimanche soir, le collectif d’organisations à l’initiative du débrayage a déploré ne pas avoir été intégré aux échanges. Par la voix d’Elie Domota, figure du syndicalisme guadeloupéen et porte-parole de l’intersyndicale Liyannaj Kont Pwofitasyon (« Collectif contre l’exploitation »), ils « exigent l’ouverture de négociations sur la base des revendications » transmises le 2 septembre. Pour la première fois, le président (La République en marche) du conseil régional de Guadeloupe, Ary Chalus, a publiquement demandé un report de l’obligation vaccinale sur l’île dans l’attente d’une concertation.
« Ce sont tous des politiques hors-sol », peste Jude (qui n’a pas souhaité donner son nom), employé d’une entreprise de dératisation venu soutenir la grève des pompiers aux Abymes, en critiquant l’absence des élus sur le terrain. Un sentiment renforcé par l’envoi d’un renfort de 200 policiers et gendarmes, dont des membres des unités d’intervention du GIGN et du RAID – les compagnies républicaines de sécurité, elles, n’interviennent plus sur l’île depuis la mort de manifestants, à Pointe-à-Pitre, en 1967. « Le GIGN et le RAID ne sont pas habituellement déployés pour faire du maintien de l’ordre. Est-ce qu’ils nous voient comme des terroristes ? », s’insurge Jude.
La réponse de « fermeté » assumée par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, est perçue par les manifestants les plus impliqués comme une provocation qui ne permettrait pas un retour au calme. « Face aux gangs, il n’y a pas d’autre réponse que sécuritaire », a affirmé au Monde, dimanche soir, le ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu. Lundi, l’ensemble des établissements scolaires de l’île resteront fermés aux élèves. Les services préfectoraux ont aussi annoncé ne pas ouvrir leurs locaux au public en raison du « mouvement social en cours ».
A Pointe-à-Pitre, le fonctionnement du centre hospitalier est également entravé par les perturbations sur les routes. Aucune consultation de chimiothérapie n’a pu y être assurée, les 19 et 20 novembre, et les séances de dialyse ont été arrêtées pendant deux jours. « Ce qui est difficile ces dernières semaines, c’est que des patients ont été bloqués et interdits de rentrer en voiture dans le CHU et ont dû parcourir une certaine distance à pied », occasionnant plusieurs chutes, explique Marc Valette, chef du service réanimation de l’hôpital.
Après une importante vague de contaminations au Covid-19 à la fin de l’été, les soins intensifs sont revenus à un niveau d’activité raisonnable : huit lits sont actuellement occupés par des patients gravement malades, pour trois à quatre nouvelles admissions par semaine. « Le problème, c’est qu’on est à l’aveugle pour suivre l’évolution des infections : les gens n’ont plus accès aux laboratoires pour se faire tester, poursuit Marc Valette.Pour l’instant, on n’est pas submergé mais, en l’absence de surveillance, on sera incapable de voir arriver la prochaine vague. »
Simon Auffret (Pointe-à-Pitre, envoyé spécial) et Patrick Roger