Par Hélène Jouan (Montréal, correspondance)
Publié le 19 novembre 2021 à 02h38 – Mis à jour le 19 novembre 2021 à 19h56
Reportage Jusqu’en 1996, le pays a arraché à leurs familles des enfants amérindiens pour les conduire dans des institutions catholiques. Beaucoup y ont subi des violences, y compris sexuelles, 6 000 en sont morts.
« La première soirée dans le dortoir, je me suis souvenu du conseil donné par mes parents lorsque nous partions dans les bois. Si tu te perds, tu ne bouges pas, on te retrouvera toujours. Je n’ai pas bougé. » Richard Kistabish a 6 ans en 1955, lorsqu’il arrive au pensionnat autochtone qui vient d’ouvrir ses portes à Saint-Marc-de-Figuery, une minuscule commune en Abitibi-Témiscamingue située à près de 600 kilomètres au nord de Montréal, aux confins du Grand Nord québécois. Ses parents ne sont jamais venus le rechercher. Il restera dix ans dans cette école, où il a « désappris » à être lui-même.
« J’entends encore les fantômes de mes camarades, Hubert, Michel, Dominique, André. Ceux qui pleuraient dans leur lit le soir après avoir été emmenés dans la chambre d’un prêtre. Ceux qui ont tenté de s’échapper ou même de se suicider. » Richard Kistabish, enlevé à 6 ans
Silhouette massive, cheveux longs ondulés coiffés en arrière, l’homme de 72 ans parcourt lentement les lieux désormais rendus à la nature. La vaste bâtisse blanche et moderne, construite en 1953 pour accueillir 200 « petits Indiens », a fermé ses portes en 1973 et a été détruite dans les années 1980. Aujourd’hui, il n’en reste que quelques blocs de béton couverts de mousse.
Au milieu des herbes folles et des bouleaux qui perdent leurs feuilles en ce début d’automne, Richard Kistabish commence une visite imaginaire. En entrant, se souvient-il en faisant mine d’ouvrir une porte, le bureau du directeur, un prêtre de la congrégation des missionnaires oblats de Marie Immaculée (un ordre fondé en France en 1816), qui gérait le pensionnat. A droite, le réfectoire des garçons, à gauche celui des filles. Aux étages, les salles de classe et les dortoirs. « J’entends encore les fantômes de mes camarades, Hubert, Michel, Dominique, André, cite de mémoire le conteur, ancien chef de sa communauté de Pikogan. Ceux qui pleuraient dans leur lit le soir après avoir été emmenés dans la chambre d’un prêtre. Ceux qui ont tenté de s’échapper ou même de se suicider. »
A l’extérieur, la chapelle, rasée elle aussi. « Un lieu sacré où les mauvais esprits ont régné », maugrée-t-il. Quatre de ses frères et sœurs ont été violés dans le confessionnal. Dans le bois, il retrouve un vieux poteau affaissé qui servait à éclairer la patinoire disparue, celle où il s’entraînait à jouer au hockey, le sport national au Canada. « Des moments de fun », se souvient-il, jusqu’au jour où, victorieux (11 à 3) contre une équipe de Canadiens français, il a été privé de match. « On nous punissait quand on réussissait, raconte-t-il en riant. Les Indiens devaient rester humbles. »
Quelque 150 000 enfants scolarisés dans 139 pensionnats
C’est en camion que Richard Kistabish est arrivé au pensionnat. Après avoir passé l’hiver dans leur territoire de chasse situé à une centaine de kilomètres au nord, ses parents, de la communauté des Anishinabés (Algonquins), s’installaient pour l’été dans la tente plantée derrière l’évêché, le long de la rivière Harricana, dans la petite ville d’Amos. Cette année-là, fin août, un policier de la gendarmerie royale du Canada et un prêtre se sont présentés. « On va visiter l’école », ont-ils déclaré. « Une vingtaine d’enfants des environs sont montés dans le camion, raconte Richard Kistabish. Et nous ne sommes jamais revenus chez nous. » Bus, taxis, voitures à cheval et même hydravions pour les régions les plus reculées permettent aux autorités d’enlever des petits écoliers à travers tout le territoire.
En mai 2021, la découverte des restes de 215 corps d’enfants enterrés dans une fosse commune du pensionnat autochtone de Kamloops, en Colombie-Britannique, a ravivé la blessure de cette page sombre de l’histoire canadienne. Quelque 150 000 enfants ont été scolarisés dans ces 139 pensionnats, entre 1831 et 1996.
Au Québec, celui de Saint-Marc-de-Figuery est l’un des douze à avoir accueilli, à partir de 1937, 13 000 enfants inuits, métis et des Premières Nations (Attikameks, Cris et Algonquins). Une modification, en 1920, de la loi sur les Indiens adoptée en 1876 avait rendu la fréquentation de ces écoles obligatoire pour les enfants autochtones, sans que l’assentiment des parents soit nécessaire. Les Eglises catholique et anglicane en assuraient la gestion.
C’est en 2008 que le voile a commencé à se déchirer. Cette année-là, le Canada met en place la Commission vérité et réconciliation. Des milliers de survivants des pensionnats viennent témoigner de ce qu’ils ont vécu dans ces écoles dites « résidentielles » : l’arrachement, les brimades, les violences, la perte de soi. Au terme de sept années de travail, la Commission établit que les pensionnats ont été l’outil ultime et central d’un « génocide culturel ».
Premières excuses nationales en 2008
Pour la première fois, en 2008, le premier ministre conservateur Stephen Harper présente aux victimes ses excuses officielles pour le rôle que les gouvernements canadiens ont exercé dans l’instauration de ce régime des pensionnats. Des excuses réitérées en 2015 par l’actuel chef du gouvernement, Justin Trudeau, qui a institué, en 2021, la date du 30 septembre comme jour férié fédéral en hommage aux victimes des pensionnats.
Quelques jours avant, les évêques catholiques canadiens admettaient des responsabilités dans les souffrances endurées par les membres des Premières Nations : « Nous reconnaissons les graves abus qui ont été commis par certains membres de notre communauté catholique : physiques, psychologiques, émotionnels, spirituels, culturels et sexuels », ont-ils assuré dans un communiqué du 24 septembre.
Avant un voyage au Canada en 2022, le pape François, recevra, à partir du 17 décembre au Vatican, une délégation de peuples autochtones canadiens. Il pourrait prononcer les excuses officielles tant attendues pour le rôle joué par l’Eglise catholique dans cette entreprise dévastatrice qui hante les survivants et poursuit leurs descendants.
Un projet colonial
Dans son antre des Archives nationales du Québec, à Rouyn-Noranda, capitale de l’Abitibi-Témiscamingue, le jeune archiviste Sébastien Tessier exhume le journal illustré d’un prêtre missionnaire catholique écrit en 1884. Le père Paradis y exhorte les autorités politiques à encourager des colons à venir s’installer sur cet immense territoire couvert de forêts de pins et de bouleaux. L’industrie forestière est alors en pleine expansion. « Aujourd’hui, ce n’est qu’un désert, mais bientôt ce sera un empire », promet-il avec emphase.
« Ces écoles étaient l’un des instruments de l’entreprise d’acculturation destinée à transformer en bons petits Canadiens ceux que l’on considérait alors comme des sauvages. » Marie-Pierre Bousquet, anthropologue
Les populations algonquines, établies là depuis quatorze mille ans, sont invisibles aux yeux des nouveaux arrivants. Depuis le début de la colonisation française, dès 1534, avec l’arrivée de Jacques Cartier au Québec, puis anglaise, après la conquête de tout le Canada par la Couronne britannique au milieu du XVIIIe siècle, les autochtones ont été dépossédés de leurs territoires de chasse et de survie, repoussés toujours plus loin dans les bois. L’entreprise de spoliation se poursuit au XXe siècle, jusqu’à la ségrégation des Indiens dans des réserves, où, en échange d’aides gouvernementales, ils sont contraints d’abandonner leur mode de vie.
L’anthropologue Marie-Pierre Bousquet, directrice du programme en études autochtones de l’université de Montréal, détaille les objectifs poursuivis dans les pensionnats : « Il s’agissait de civiliser, de christianiser et d’assimiler les enfants autochtones. Ces écoles étaient l’un des instruments de l’entreprise d’acculturation destinée à transformer en bons petits Canadiens ceux que l’on considérait alors comme des sauvages. Ce système était une maltraitance en soi, mais il participait plus globalement du projet colonial des Canadiens français, puis anglais. »
Un processus de dépersonnalisation
Sébastien Tessier contemple quelques photos sépia d’enfants anishinabés embarquant à bord de canots en écorce de bouleau ou participant avec leurs parents à la chasse au castor, vestiges de jours encore heureux. « Comment tuer une culture sans tuer les individus ? Les autorités canadiennes ont choisi d’arracher les enfants à leurs familles, de briser leur identité, de leur faire oublier leur langue. C’était du génie », conclut-il tristement.
Les oblats de Saint-Marc s’acquittaient avec zèle de leur mission : « Tuer l’Indien au cœur de l’enfant », selon l’expression retenue par la Commission vérité et réconciliation. « Le processus de dépersonnalisation commençait dès l’arrivée », se souvient Richard Kistabish. Cheveux rasés, uniforme frappé de l’écusson de l’école dans lequel ses parents le reconnaîtront à peine l’été suivant… La douche est obligatoire. « Je croyais qu’il pleuvait dans la boîte », s’amuse celui qui ne s’était jamais lavé ailleurs que dans la rivière. Il découvre aussi une nourriture inconnue. « Nous qui ne connaissions que le goût de la viande d’orignal, on nous servait du jambon. » Richard grimace encore de dégoût à la seule évocation de l’odeur du bacon.
Tombent surtout très vite les premières taloches et les pincements jusqu’au sang des prêtres et des sœurs, à chaque mot prononcé en algonquin. « C’était épouvantable d’apprendre à parler, lire et écrire le français, cette langue aux vingt-six lettres, nous qui ne nous sommes jamais transmis la nôtre que par l’oralité. » Richard Kistabish, qui reçoit à sa naissance le nom d’Ejinagosi (« celui qui raconte »), chargé au sein de sa famille de transmettre les mythes et les légendes de son peuple, use de sa mémoire pour se protéger des coups. « René joue avec son ballon », apprend-il par cœur dès les premières heures, sans comprendre un traître mot de la phrase.
Un travail d’évangélisation
Les mots se bousculent, s’emmêlent parfois quand René Ruperthouse, Algonquin fluet et discret, replonge dans son histoire. Le sexagénaire accompagne souvent son récit d’un petit rire, comme pour atténuer la noirceur des souvenirs. Du pensionnat de Saint-Marc, où un oblat en soutane noire et grosse croix autour du cou l’emmène à l’âge de 7 ans au début des années 1960, il se souvient surtout du Dieu « terrible et toujours fâché » que les ecclésiastiques lui vantaient.
Les missionnaires avaient déjà entrepris leur travail d’évangélisation, sa grand-mère arborait des petites médailles à l’effigie de Jésus, mais les Algonquins restaient fidèles à leurs croyances ancestrales en Kitchi Manitou, le créateur, esprit bienveillant, organisateur de la nature et du cosmos. « Les sœurs nous distribuaient des images de l’enfer, en nous répétant que nous les Indiens, nous étions des pécheurs et que Dieu n’aimait pas les pécheurs, raconte René Ruperthouse. Je ne comprenais rien à cette histoire de bien et de mal, mais je me suis mis à détester ce que j’étais. Il m’a fallu des années pour me débarrasser de la culpabilité qu’elles ont déposée en moi. »
Non-dits et incompréhension
« On nous enseignait que nos ancêtres avaient massacré des Blancs, que nous étions des meurtriers, que les Indiens étaient sales… J’ai fini par avoir honte d’être moi-même », témoigne Françoise Ruperthouse (sans lien de parenté direct avec René). Cette Anishinabé d’Amos passée par le pensionnat vit à Pikogan, une réserve de 800 habitants, créée en 1956. Les autorités canadiennes avaient, à l’époque, fait d’une pierre deux coups : en envoyant les enfants autochtones au pensionnat, elles avaient poussé leurs familles à se sédentariser pour pouvoir les voir pendant les vacances. Des retrouvailles pleines de non-dits et d’incompréhension grandissante, les enfants ne parlant plus la langue de leurs parents.
Quelques rues, des petites maisons de bois identiques à celles que l’on voit dans toutes les banlieues canadiennes, un tricycle dans une cour, des décorations d’Halloween dans une autre, pas de commerce dans la réserve mais une école et un centre de santé gérés par les Algonquins… Dans sa maison, Françoise Ruperthouse accueille les visiteurs en leur proposant une des multiples paires de chaussons destinées à ses cinq enfants et quinze petits-enfants qui vont et viennent chez elle. Posé sur la table de la cuisine, un mince dossier raconte un autre pan de l’histoire de sa communauté. Et une tragédie personnelle : la disparition d’une sœur et d’un frère, à la fin des années 1950.
C’est en 1988 que Françoise Ruperthouse, à la demande de son père, retrouve la trace d’Emilie, une sœur qu’elle n’a jamais connue. La fillette de 5 ans, victime d’une allergie à une piqûre de guêpe, avait été emmenée à l’hôpital public d’Amos pour être soignée. Lorsque ses parents, qui vivaient dans la forêt, viennent la récupérer, elle a disparu. Ni les médecins ni les infirmières ne donnent d’explication.
Partie à sa recherche avec l’aide du Centre d’amitié autochtone de Québec, Françoise l’a retrouvée trente ans plus tard, lourdement handicapée et recluse dans l’hôpital de Baie-Saint-Paul, à 900 kilomètres à l’est d’Amos. Des retrouvailles qui suscitent une nouvelle confession. « Avant Emilie, il y a eu Tony », avoue la mère de Françoise Ruperthouse. Tony, 18 mois, évacué par hydravion vers le même hôpital quelques années auparavant, en 1957, pour une bronchopneumonie. Lui aussi « volatilisé ».
« Toute sa vie, ma mère s’est sentie coupable d’avoir abandonné ses enfants. Il a fallu que je lui répète que ce n’était pas à elle d’avoir honte, qu’on lui avait volé ses enfants. » Françoise Ruperthouse
A la mère éplorée qui répète « où est mon bébé ? », aucune administration n’apportera de réponse. Il a fallu toute la détermination de Françoise Ruperthouse, aidée par une récente loi québécoise permettant l’accès aux documents médicaux, pour découvrir que le petit Tony avait été transféré dans le même hôpital que sa sœur. « Tony Ruperthouse, décédé le 17 février 1965 », lit-elle à voix haute sur le document officiel. Elle répète la date, encore incrédule : « 1965 », six ans après sa « disparition ». Ses parents n’ont jamais été informés ni de son transfert ni de son décès. Précision lapidaire : « Enterré dans la fosse commune de l’hôpital », est-il encore écrit. « J’y suis allée, mais je n’ai rien vu. Tant que nous n’aurons pas récupéré son corps, nous resterons avec nos doutes. »
« Toute sa vie, ma mère s’est sentie coupable d’avoir abandonné ses enfants, raconte Françoise Ruperthouse, attablée dans sa cuisine devant un mug de café brûlant. Il a fallu que je lui répète que ce n’était pas à elle d’avoir honte, qu’on lui avait volé ses enfants. » Jusque dans les années 1970, les autorités sanitaires et religieuses ne reconnaissaient aux parents amérindiens aucun droit sur leurs enfants. Le sentiment de culpabilité de n’avoir pas su résister, d’avoir subi cette « infantilisation » a laissé des traces.
Des vies déréglées
« Après ce qu’ils avaient vécu, mes parents ne se sentaient plus le droit de dire qu’ils m’aimaient, confie Françoise Ruperthouse. J’ai été une carencée affective sans le savoir. Résultat, le premier homme qui passait en me disant “t’es belle”, je tombais amoureuse. J’étais une proie facile et j’en ai longtemps payé le prix. » Enceinte de son premier enfant à 16 ans, elle raconte une vie déréglée, entre boisson et violences conjugales. Après trois thérapies pour l’aider à extirper ses démons et la rage qui la ronge, la sexagénaire, désormais sobre, constate, dans un large sourire généreux, qu’elle « apprend encore à vivre ».
Dans tout le Canada, la blessure des pensionnats continue de saigner, de génération en génération. Le 19 juin, en hommage aux petites victimes de Kamloops, Joane Wylde, 42 ans, aujourd’hui conseillère politique du Conseil de la Première Nation Abitibiwinni de Pikogan, a parcouru à pied les quinze kilomètres qui séparent Saint-Marc-de-Figuery de la réserve pour, symboliquement, « ramener les enfants chez eux ».
Fille d’ex-pensionnaires de cette école, elle se sent dépositaire de leurs souffrances. « Lors de leurs témoignages devant la Commission vérité et réconciliation, j’ai vu le visage livide de ma mère évoquer la sienne en pleurs lorsque l’autobus l’a arrachée à sa famille. Je sais que mon père a parlé de violences, peut-être même d’abus sexuels qu’il aurait subis. Mais je n’ai pas pu en écouter plus, je ne suis pas encore prête à entendre cette vérité. »
Joane Wylde a vu ses parents, après leurs propres parents, sombrer dans la drogue et l’alcool pour oublier les familles déchirées, la ségrégation, l’identité saccagée et leur statut d’« irresponsables ». Des « sauvages » à qui n’a été concédé le droit d’entrer dans les bars canadiens qu’en 1964, et cinq ans plus tard celui de voter au Québec.
« Nous sommes toujours en mode survie et guérison, mais je me bats pour que mes deux petites-filles ne revivent pas les mêmes traumatismes », raconte Joane Wylde, jeune grand-mère qui avoue n’être sortie que récemment de « l’enfer de l’alcool ». Le Conseil de Pikogan multiplie les consultations auprès des survivants pour savoir s’ils souhaitent que des fouilles soient menées à la recherche d’éventuels disparus, comme cela a commencé à se faire dans l’ouest du Canada. La Commission vérité et réconciliation a décompté trente-huit enfants morts dans les écoles résidentielles du Québec, sur plus de 6 000 pour l’ensemble du Canada.
« On peut fouiller, on ne trouvera rien sous l’école, assure Richard Kistabish. En revanche, sous les demeures privées des curés… » Il laisse sa phrase en suspens. « On ne sait pas ce dont ces gens-là ont été capables. » Malgré les dédommagements versés par le gouvernement au titre de « victime du système des pensionnats » (37 000 dollars canadiens pour sa part, en 2007), il reste convaincu que « justice n’a pas encore été rendue ».
Parmi les prêtres soupçonnés de violences sexuelles à Saint-Marc, deux seulement ont été condamnés, d’autres savourent leurs vieux jours dans des maisons de retraite gérées par la congrégation. Il a demandé à ses frères et sœurs de raconter par écrit ce qu’ils ont subi. « Le jour viendra où tout le monde devra répondre de ses actes », veut-il croire.
A la recherche de l’identité perdue
Après avoir longtemps été une sommité politique dans sa communauté (il a notamment été grand chef du Conseil algonquin du Québec), Richard Kistabish travaille auprès de l’Unesco pour revivifier les langues autochtones. Il a mis du temps à comprendre qu’il avait été une victime du crime d’acculturation dont les Canadiens se sont rendus coupables en lui arrachant son « indianité », en voulant faire de lui « une pomme », dit-il, « rouge dehors, mais blanc en dedans ».
« Je veux offrir au monde le spectacle de ce que les Blancs nous ont volé, notre terre, notre air, notre culture. Regarder notre passé les yeux grand ouverts, mais aussi le partager avec tous les Québécois et les Canadiens, nous emmène vers la guérison. » Karl Chevrier, artiste
Désormais, il cherche à faire œuvre de réparation auprès de ses propres ancêtres. Il s’est lancé le défi, avec l’aide de linguistes, de pourvoir d’un alphabet la langue algonquine, afin de la sauver de l’oubli par l’écriture. Comme d’autres, il affronte les réticences du Québec, plus encore que celle d’autres provinces canadiennes, à regarder l’histoire en face. Comme si le traumatisme d’avoir eux-mêmes subi la colonisation anglaise empêchait les Québécois de concevoir qu’eux aussi ont été des oppresseurs. Sur la route 111, la stèle commémorative érigée à l’emplacement de l’ex-pensionnat de Saint-Marc l’a été, en 2013, par la seule volonté des survivants. A Amos, au pied de la cathédrale catholique, actuellement rénovée à grands frais, des pancartes vantent les bienfaits de la mission évangélisatrice des oblats.
A 200 kilomètres au sud, sur le territoire de la Première Nation de Timiskaming (une autre réserve), un artiste algonquin s’emploie aussi à retrouver les traces de son identité perdue. Silhouette trapue et dent d’ours accrochée autour du cou, Karl Chevrier, 61 ans, travaille avec tous les matériaux qui lui tombent sous la main : bois, métal, peinture, écorces d’arbre, peaux de chevreuil ou bois d’orignal.
En 2017, il a livré à un musée de la région une performance intitulée Run and hide (« cours et cache-toi »). Des mots que sa propre mère a entendus quand la police est venue la chercher pour l’emmener dans un pensionnat ontarien. Dans son atelier, la photo d’une autre de ses œuvres : une sculpture inspirée du Penseur de Rodin. En séchant, la glaise a fait s’affaisser la tête de l’homme sur son poing, et c’est toute la misère du monde et les épreuves endurées par sa communauté qui accablent le Penseur autochtone.
« Je veux offrir au monde le spectacle de ce que les Blancs nous ont volé, notre terre, notre air, notre culture, explique Karl Chevrier. Regarder notre passé les yeux grand ouverts, mais aussi le partager avec tous les Québécois et les Canadiens, nous emmène vers la guérison. » Mais il finit par murmurer : « Nous ne sommes pas encore au bout du chemin. »
Hélène Jouan Montréal, correspondance