Avec son livre “Bordeaux métisse : esclaves et affranchis du XVIIIe siècle à l’Empire”, l’historienne Julie Duprat se penche sur une histoire invisible de la capitale girondine. Celle de milliers d’hommes et de femmes noirs, qui ont vécu à Bordeaux au XVIIIe siècle.

Publié le 18/11/2021 à 18h57 • Mis à jour le 18/11/2021 à 20h40

La couverture du livre "Bordeaux métisse : esclaves et affranchis du XVIIIe siècle à l'Empire" représentant le portrait de Choiseul-Meuse et de sa famille à la Martinique.
La couverture du livre “Bordeaux métisse : esclaves et affranchis du XVIIIe siècle à l’Empire” représentant le portrait de Choiseul-Meuse et de sa famille à la Martinique. • © France 3 Aquitaine

Ils s’appelaient Sibilly, Marie-Louise Charles, Casimir Fidèle. Ils étaient esclave, entrepreneuse, ou encore chef cuisinier. Ces personnages font partie des 5 000 noirs identifiés comme ayant vécu à Bordeaux à la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Parmi eux, près de 4 500 étaient des esclaves.

Leurs vies, et plus généralement celle des esclaves et des affranchis à Bordeaux, a été étudiée et racontée par Julie Duprat, dans sa thèse, mais aussi sur son blog  et dans son livre “Bordeaux métisse, esclaves et affranchis du XVIIIe siècle à l’Empire”, publié aux éditions Mollat.

Aucun témoignage à la première personne

La chercheuse, archiviste-paléographe et conservatrice des bibliothèques, s’est penchée sur l’histoire de la présence noire à Bordeaux. En l’absence de témoignages rédigés à la première personne, ce sont des archives plus classiques qui ont été étudiées : registres paroissiaux, journaux… “J’ai tout relu en essayant de repérer les personnes noires qui ont vécu à Bordeaux et de me focaliser que sur elles”, explique-t-elle.

Un travail de longue haleine, qui lui a permis de dresser un tableau de la population noire ayant vécu à Bordeaux, notamment à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, “ce qui correspond aux trente années où Bordeaux commence à s’impliquer pleinement et très activement dans la traite négrière et rattrape son retard des années précédentes”.

Dès l’Antiquité et le Moyen-Age, il y avait des mouvements de populations noires amenées à venir en France. Mais la première mention que nous avons remonte à 1571. C’est un armateur nantais qui fait escale à Bordeaux et qui essaie de revendre les esclaves, sans succès. C’était alors interdit, et les esclaves ont été affranchisJulie Duprat, auteure de Bordeaux Métisse

Des esclaves sur le sol bordelais

La législation a évolué avec le temps, et la pression des riches propriétaires. La France étend son empire colonial, développe le commerce triangulaire. Mais, rappelle Julie Duprat, contrairement aux idées reçues, les esclaves ne sont pas cantonnés aux colonies. “Au cours du XVIIIe siècle, trois lois successives vont réglementer la vie des personnes noires en France. Ces lois permettent notamment que les esclaves conservent leur statut d’asservi en France métropolitaine, dans la mesure où les propriétaires se soumettent à une série de formalités administratives“.

Pas de Code noir donc, pour régenter la vie de ces esclaves bordelais, cette ordonnance, qui prévoyait notamment des mutilations, voire la mort en cas de tentative de fuite ne s’appliquant que dans les colonies.La vie n’y était pas douce pour autant. “Les esclaves ont connu la vie aux Antilles avant d’arriver en métropole. Et les comportements, la violence des maîtres sont dans la droite ligne de ce qui se passait dans les colonies“, poursuit Julie Duprat.

Le portrait d'un tambour major en 1789 illustre la quatrième de couverture du livre de Julie Duprat
Le portrait d’un tambour major en 1789 illustre la quatrième de couverture du livre de Julie Duprat • © France 3 Aquitaine


Les esclaves, marqueurs de richesse pour les riches Bordelais

La grande majorité des esclaves répertoriés dans les archives n’ont fait que passer à Bordeaux avant de retourner dans les colonies. On dénombre alors entre 200 et 300 esclaves à l’année. Des Noirs peu nombreux, mais très visibles”. “Ils appartenaient à des familles très riches de la ville, qui vivaient dans les quartiers les plus cossus, et ils étaient exhibés en tant que marque de richesse”, précise l’historienne. Au point même de susciter l’inquiétude : 

“En 1789, il y a, à Bordeaux, une manifestation de domestiques blancs, qui se plaignent de la concurrence causée par ces esclaves noirs sur le marché de l’emploi. Et pourtant, alors que si on regarde les chiffres, leur proportion est ridicule à l’égard de la population bordelaise, qui compte à peu près 100 000 habitants“.

L’incroyable parcours de Casimir Fidèle

Parallèlement, 15 à 20 % des 5 000 Noirs ayant séjourné à Bordeaux étaient n’étaient pas, ou plus esclaves. Affranchis, ou nés libres d’une union mixte, ils avaient accès à l’emploi. Parmi eux, se trouvait Casimir Fidèle et son exceptionnel parcours.

Né en 1748 sur la Côte de Guinée, le jeune Casimir est déporté dès l’enfance. Mis en esclavage, envoyé à Saint-Domingue, il sera ensuite transféré dans l’Hexagone. Fait extrêmement rare pour un esclave, il est placé en apprentissage en cuisine à Paris où il apprend à lire et écrire, et devient traiteur-pâtissier-rôtisseur. 
A l’issue de son apprentissage, Casimir Fidèle est affranchi, il devient un cuisinier réputé, en charge de l’hôtel de l’Empereur, actuellement avenue Georges Clémenceau à Bordeaux.

II a eu un parcours incroyable, exceptionnel à tous points de vue. Mais c’est très important de garder en tête que derrière lui, il y a des tonnes de gens qui ont eu des vies beaucoup plus difficiles, beaucoup plus traumatiques, et il ne faut pas faire de Casimir Fidèle la norme, nuance Julie Duprat.

“Cette histoire est l’histoire de tout le monde”

Les archives disponibles ne permettent pas de savoir comment étaient généralement accueillis ces Noirs libres dans la société bordelaise. “S’il devait y avoir des tensions, c’était le plus souvent lors d’unions mixtes, avance Julie Duprat. Ce n’était pas le cas dans les couches populaires qui ont toujours vécu en métropole et n’avaient pas intégré le standard colonial qui considère qu’avoir du sang noir est une dégradation sociale.


“Mais dans les milieux plus aisés, même s’il est impossible de généraliser, on connaît un cas où la famille refuse catégoriquement que leur fille soit associée à un homme métis, né d’un père blanc et libre. Cette femme s’est d’ailleurs mariée contre l’avis de sa famille”.

La chercheuse espère que la question des populations noires en métropole soit saisie par l’ensemble des historiens. C’est l’histoire de tout le monde. On sait qu’aujourd’hui des Français blancs sont des descendants de ces personnes identifiées comme étant de couleur. 
C’est une histoire collective, qui peut mettre en perspective les phénomènes de racisme, de discriminations et leurs racines.
En comprenant mieux ces racines, on pourra, je l’espère en tout cas, progresser”. 

Maïté Koda

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