novembre 2021 Par Arnaud Marin
Depuis le retrait du colonisateur espagnol en 1976, le Sahara occidental est au cœur d’un conflit entre le Maroc et le Front Polisario, soutenu par Alger. Alors que le cessez-le-feu vieux de trente ans a été brisé et que les tensions s’aggravent encore entre les deux grands États du Maghreb, reportage dans les camps de réfugiés sahraouis de Tindouf où « on n’en peut plus ».
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021.Pour le Maroc, ils sont les « séquestrés », les « prisonniers », les « esclaves » du Front Polisario, le mouvement indépendantiste sahraoui et de son principal soutien et hôte, l’Algérie. Pour l’organisation des Nations unies (l’ONU), ils subissent l’une des pires crises de réfugiés au monde. Depuis quarante-six ans, dans un désert inhospitalier de sable et de rocaille à l’extrême sud-ouest de l’Algérie (la hamada de Tindouf), des dizaines de milliers d’exilés sahraouis – plus de 173 000 selon le haut-commissariat aux réfugiés – attendent de retrouver un jour leurs terres du Sahara occidental, ce territoire non autonome selon l’ONU, au cœur d’un conflit encalminé opposant le Front Polisario au Maroc (lire ici notre reportage). « Dans un désert magique pour des touristes, pas pour croupir un demi-siècle »,rage un Sahraoui, ils attendent le référendum d’autodétermination promis en 1991 par les Nations unies qui, trente ans plus tard, semble relever de la chimère, tant le conflit est dans l’impasse et le Maroc catégoriquement opposé à cette option. Condamnés à un exode sans fin, ils survivent de l’aide humanitaire, dispersés dans cinq camps battus par les vents, qui portent tous un nom en référence à une localité du Sahara occidental. Une dispersion pensée selon les ressources en eau mais aussi dans un souci défensif en cas de bombardements. Ces campements ont une particularité qui les distingue des autres camps de réfugiés à travers le monde : ils sont administrés non pas par le pays hôte mais par une république en exil, la République arabe sahraouie démocratique (Rasd) proclamée le 27 février 1976 et reconnue à ce jour par une trentaine de pays essentiellement africains (contre plus du double dans les années 90). Les autorités de la Rasd exercent ainsi les pouvoirs administratif, judiciaire, policier, militaire et politique.
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. L’un des objectifs de la Rasd depuis sa création est de cimenter une identité sahraouie en fédérant en « peuple » une société nomade traditionnellement organisée en tribus rivales. Les camps jouent un rôle important dans cette construction identitaire. Les femmes aussi, elles qui ont pris en charge l’organisation et la vie des camps pendant que les hommes étaient au combat. Le camp de Boujdour raconte une histoire de leur émancipation, de leur prise de responsabilité dans la vie sociale et politique. Fondé en 1976, dès les premiers jours de la Rasd, il a d’abord été un lieu d’apprentissage et d’alphabétisation pour les femmes : « l’école du 27 février » (date de la proclamation de la Rasd). En s’installant autour de leur établissement, avec leurs familles, ainsi que leurs professeurs, les femmes ont créé le campement. Renommé « Boujdour » du nom d’une ville du Sahara occidental, il est le premier des camps à bénéficier de l’électricité grâce à des installations financées par l’Algérie, et il demeure une place forte et plébiscitée en matière de formation. Fatima y est née il y a 27 ans. Elle rêve aujourd’hui de présenter son fils à sa famille qui vit en territoire « occupé » de l’autre côté du mur des sables dans le Sahara occidental sous contrôle marocain. La reprise de la guerre lui redonne « de l’espoir et de l’énergie ». « C’est la seule solution. Les négociations ne servent qu’à nous maintenir dans cette prison de l’exil et à nous éloigner des nôtres. Je ne veux pas que dans vingt ans, mon fils soit coincé comme moi ici, sans avenir, malgré mes études. » Fatima rêve aussi de voir la mer. Elle répète comme tant de jeunes : « On n’en peut plus. »
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Des étés très chauds, avec 50 degrés en moyenne, des hivers très froids, des tempêtes de sable, des inondations violentes, une faune et une flore inexistantes à quelques exceptions… Les conditions de vie, déjà très difficiles et rudimentaires dans la hamada de Tindouf, sont exacerbées par les spécificités climatiques sahariennes. En 2015, des centaines de maisons en brique de terre avaient été détruites après des pluies torrentielles, plongeant dans la détresse plus de 10 000 familles. Des vestiges d’écroulement continuent d’en témoigner notamment dans les camps les plus touchés de Dakhla et Aousserd où l’on se souvient encore des tentes arrachées par les tempêtes, retrouvées à des kilomètres à la ronde.
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. L’exil s’éternisant, la société sahraouie bédouine, contrainte à la sédentarité dans des camps de fortune, a fini par bâtir des maisons en dur, en brique, en métal ou en ciment. La modernité est arrivée aussi dans les foyers. Avec l’électricité, les réfrigérateurs ont fait leur entrée. Dans certains foyers, on trouve une machine à laver, une télévision, un climatiseur. Les téléphones, des vieux Nokia et des smartphones dernier cri, sont désormais partout. Par endroits, on a même la 4G et Internet, inespéré pour casser l’isolement et se connecter au monde. La jeunesse alpague les rares visiteurs étrangers d’un « c’est quoi ton WhatsApp, ton Instagram ? »
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Chaque année, des dizaines d’enfants sahraouis passent l’été à l’étranger grâce à des partenariats avec des structures dans différents pays comme en Algérie, en Mauritanie, en Europe ou encore à Cuba. Ils fuient les températures accablantes, « le néant, l’absence d’attractions, de plages, d’horizons pour des vacances en paix », témoigne un père de famille « prêt à tout » pour faire sortir du camp ses cinq enfants et leur offrir « un semblant de vie normale ». À l’adolescence, à partir du secondaire, les séjours se font plus longs, les familles qui le peuvent envoient leurs enfants en pension étudier à l’étranger. Les premières destinations sont Alger ou Oran en Algérie, les plus lointaines, Cuba ou la Russie.
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Plus qu’un sport ou un jeu, le football rassemble une jeunesse déshéritée et offre un exutoire.
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Comme les quelques dromadaires que l’on aperçoit, elles apparaissent faméliques dans leurs enclos de tôle et de barbelés près des cases en parpaings ou des khaimas (les tentes traditionnelles), mais elles n’en sont pas moins une richesse. Avoir une chèvre est un trésor chéri dans les familles. « Elles sont la garantie de boire du lait, de manger de la viande et une ressource financière en cas de nécessité car on peut les revendre », résume un réfugié.
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Mounina a fondé il y a trois ans, avec deux amies et l’aide de la région de Séville en Espagne, une coopérative de femmes qui leur a permis de réaliser leur projet de salon de coiffure et de hammam. Elles ont lancé leur activité dans d’anciens locaux de l’Union des femmes sahraouies, une association féministe pionnière, où elles chauffent leur bain turc à l’aide d’une bonbonne de gaz, et font des brushing avec des sèche-cheveux récupérés. « Ce lieu, c’est notre liberté, notre respiration. Ici, on parle de tout, sans tabou », explique la jeune femme, mère de quatre enfants.
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Diplômés ou non, les jeunes réfugiés sahraouis sont confrontés à une absence d’opportunités professionnelles. Devant l’horizon bouché, nombre d’entre eux projettent de s’exiler à l’étranger pour rejoindre les rangs de la diaspora qui n’oublie ni la cause sahraouie ni d’envoyer de l’argent à la famille restée à Tindouf pour adoucir le quotidien. « Quand je suis arrivé à Chelef, en Algérie, pour mes études secondaires, j’ai réalisé combien ma vie dans des camps était anormale et exceptionnelle », raconte Sid Ahmed. Aujourd’hui, âgé de 33 ans, il travaille pour des ONG, les rares employeurs dans les camps, et porte un programme de bourses pour créer sa propre entreprise, barbier ou boulanger. « Les jeunes sont beaucoup plus frustrés que les adultes. On n’a jamais vu notre terre. On ne la connaît qu’à travers l’histoire racontée par nos parents. » Dans sa famille, on a migré en Europe ou rejoint l’armée sahraouie.
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Le taux d’analphabétisme dans les camps de réfugiés est l’un des plus bas d’Afrique. Malgré des moyens limités, l’école y est érigée au rang de priorité absolue. Elle est obligatoire à partir de 6 ans.
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Des écolières arborent la tenue traditionnelle sahraouie pour les célébrations de la 45e fête de « l’unité nationale ».
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Dès le primaire, les élèves sont sensibilisés aux langues étrangères, tout particulièrement l’espagnol et l’anglais.
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Des jeunes font leurs ablutions avant la grande prière du vendredi à la mosquée, une petite case en terre cuite agrémentée d’un haut-parleur. Longtemps, la religion s’est jouée sans intermédiaire ni institution. « La religion est d’abord une tradition et une affaire privée, explique un fidèle sahraoui. Nous sommes une société nomade. Comme on nomadisait, on faisait la prière directement dans le sable en lien avec le Ciel. Avec la sédentarité, les mosquées sont apparues mais personne ne viendra faire la leçon à celui ou celle qui fait le choix de ne pas pratiquer. »
- © Arnaud Marin Camp de Rabouni, octobre 2021. Une infirmière prend soin d’un enfant qui vient de naître à l’hôpital général de Rabouni, le principal hôpital des camps. Tous les patients qui ne peuvent être soignés dans les dispensaires transitent par cet hôpital aux infrastructures délabrées en proie à des coupures d’eau et d’électricité régulières, qui manque de tout, d’instruments chirurgicaux, de produits anesthésiants, de suture… Et lorsqu’ils échappent à ses compétences, ils sont évacués vers l’Algérie, principalement Oran ou Alger voire en Espagne. « Sans une chaîne humanitaire à travers le monde, notre établissement ne fonctionnerait pas. Des médecins étrangers sont en mission en permanence dans nos murs. Ils nous apportent un savoir-faire, des compétences que nous n’avons pas les moyens d’avoir et ils nous forment », explique le directeur, Enday Alem. Un partenariat historique lie notamment l’hôpital de Rabouni à l’île de Cuba, « une solidarité révolutionnaire ».Depuis 1977, des équipes médicales cubaines d’une vingtaine de spécialistes se relaient dans les camps de Tindouf. Certains restent une année, d’autres plusieurs à l’image de Hector Aurelio Mendez Lopez, l’actuel responsable de la mission cubaine, chirurgien de spécialité. « Beaucoup de pays ont aidé Cuba à atteindre son indépendance. C’est à notre tour. Cuba et le Sahara occidental sont deux histoires qui se ressemblent beaucoup, deux peuples frères qui aiment l’indépendance et la liberté. Notre cause est une seule et même cause », soutient-il en citant Fidel Castro : « Être internationaliste, c’est honorer notre propre dette envers l’humanité. »
- © Arnaud Marin Camp de Dakhla, octobre 2021. Une jeune femme, au visage coloré par le nila, une plante utilisée depuis des siècles au Sahara pour éclaircir le teint, assiste à la reconstitution miniature du camp de Gdim Izik et sa répression par les autorités marocaines lors de la 45e fête de « l’unité nationale » dans le camp de Dakhla, le plus enclavé des campements. Gdim Izik, c’est le soulèvement populaire sahraoui en territoire « occupé ». En novembre 2010, avant la révolution tunisienne, au sud de la ville de Laâyoune, plus grande ville du Sahara occidental, sous contrôle marocain, quelque 15 000 Sahraouis s’étaient installés pour protester contre leurs conditions de vie avant d’être violemment réprimés.
- © Arnaud Marin Camp de Dakhla, octobre 2021. Abolir le tribalisme, les échelles sociales pour bâtir une société reposant sur des idéaux révolutionnaires, égalitaires, telle était l’ambition de la Rasd au début de la guerre dans les années 70, portée par l’élan internationaliste. Près d’un demi-siècle plus tard, le processus est bouleversé par l’enlisement du conflit qui profite au Maroc, l’exil interminable dans le dénuement, l’absence de perspectives et tout simplement le temps qui passe. De nouvelles logiques se sont imposées dans les camps, à commencer par l’émergence d’une société de consommation venue supplanter une économie non monétaire fondée sur le troc. « L’argent et avec lui, les inégalités, sont apparus dans les camps lorsque l’Espagne a versé dans les années 90 des pensions aux réfugiés sahraouis qui avaient combattu dans l’administration coloniale espagnole, raconte un ancien. Les premiers commerces et marchés sont apparus. Puis c’est l’argent de la diaspora qui est arrivé. Aujourd’hui, les nouvelles générations veulent consommer comme ailleurs dans le monde pour rendre l’attente moins cruelle. »
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Les familles de réfugiés doivent leur survie à l’assistance humanitaire. Elles dépendent principalement du Programme alimentaire mondial (PAM). Les colis transitent par le port d’Oran dans des containers scellés et tracés avant d’être acheminés dans des camions vers les camps. Ils sont stockés dans le plus ancien d’entre eux, celui de Rabouni, siège des administrations de la Rasd et des ONG. Selon une mécanique huilée depuis des décennies et grâce à un réseau de plusieurs milliers de bénévoles, la distribution sous contrôle de la Rasd se fait chaque début de mois quartier par quartier. « On commence par fournir les 167 écoles et crèches où les enfants se voient offrir un verre de lait par jour et des biscuits énergétiques,détaille Yahia Buhubeini, le président du croissant rouge sahraoui, qui assure qu’il n’y a pas de détournement de l’aide, une accusation récurrente du Maroc. Puis on livre la trentaine de cliniques et dispensaires. » Depuis un an et demi, un coupon de 1 500 dinars (moins de dix euros) est distribué aux femmes enceintes et allaitantes pour leur permettre d’acheter des produits frais, grâce à un financement américain, afin de pallier malnutrition et anémie. Ensuite sonne l’heure de la distribution aux familles, soit plusieurs milliers de tonnes à livrer. « Les rations sont pensées par personne et par mois selon l’apport journalier recommandé par le PAM, explique Yahia Buhubeini. À partir de l’âge de 12 ans, on distribue des paniers de 17 kilos par personne qui sont composés notamment de 12 kilos de céréales (farine, riz, orge), un litre d’huile, 750 grammes de sucre, d’un kilo de farine de soja. » Cela n’augure pas pour autant d’une alimentation complète. « D’autres ONG viennent pallier les carences. Certains mois sont plus difficiles car les stocks sont insuffisants à cause de la pénurie, du manque de financement, poursuit l’humanitaire. Surtout les fins d’année. Par exemple, en ce moment, on manque de farine. Nous utilisons le stock d’urgence. » L’eau, une denrée précieuse, est également rationnée. Elle est livrée dans des camions citernes et stockée dans d’énormes poches en plastique bleu ou dans des réservoirs près des foyers. « On fournit 15 litres d’eau par jour par personne en moyenne, c’est le minimum du minimum et encore, on ne peut pas toujours le garantir. »
- © Arnaud Marin Camp de Boujdour, octobre 2021. Des enfants jouent devant leur école en attendant son ouverture. Les garçons portent la daragha, le boubou traditionnel, et les filles, une dafra, des tresses ornées de petits bijoux autour du front. En ce 45e anniversaire de la fête de « l’unité nationale » du peuple sahraoui, ils vont entonner des chants nationalistes dans la cour avant d’entrer en classe et appeler à un « Sahara libre ».