La dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France a été approuvée par une partie de la gauche parlementaire au nom de la lutte contre «l’islam politique»; celle de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie est passée presque inaperçue. C’est pourtant la liberté d’expression et d’association traditionnellement défendue par les partis de gauche qui est remise en cause.
Le 19 octobre 2020, trois jours après la décapitation de Samuel Paty, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, toujours prompt à exploiter l’actualité — surtout si elle est dramatique —, et désireux de bien servir son maître, affirme : le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) serait «manifestement impliqué» dans l’enchaînement des circonstances qui ont conduit au meurtre de ce professeur d’histoire. Accusation terrible mais sans fondement, sans autre fondement du moins que la volonté opportuniste de justifier, fût-ce au prix d’un grossier mensonge politique, la dissolution de cette association. En attestent les propos suivants, tenus peu après par le même : «Que ce lien existe ou pas, on comprend des services de renseignement que c’est une structure qui mérite d’être dissoute» parce que ses dirigeants seraient «des propagateurs du séparatisme» et soutiendraient que «l’islam est supérieur aux lois de la République»1.
Mensonge et calomnie, toujours, mais qu’importe. L’offensive politico-juridique contre le CCIF était lancée et justifiée pour satisfaire une certaine opinion publique, répondre par avance aux accusations de laxisme de l’extrême droite et des Républicains, et montrer que le chef de l’État et son gouvernement réagissaient rapidement. Avec l’approbation critique du Rassemblement national (RN) et de la droite parlementaire qui exigeaient des mesures plus radicales encore.
Le triomphe du sécuritaire
En d’autres temps, et si l’association visée avait été différente, les condamnations des gauches politiques auraient été aussi immédiates qu’unitaires pour dénoncer la fausseté et l’ignominie des arguments employés, le délit d’opinion au principe de l’action engagée et les atteintes inadmissibles aux libertés fondamentales. «Le gouvernement sanctionne en réalité un délit d’opinion», affirmait dans un communiqué du 14 décembre 2020 le Syndicat des avocats de France (SAF), qui dénonçait également une atteinte à la liberté d’expression, laquelle implique la «faculté de contester l’État de droit, l’action politique et les décisions judiciaires» .
L’arrêt du Conseil d’État du 24 septembre 2021 qui confirme la légalité du décret de dissolution valide les motifs officiels de cette décision. Le troisième de ces motifs s’appuie, entre autres, sur les opinions des dirigeants du CCIF auxquels il est reproché de tenir «des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques françaises mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans». Les très distingué.e.s membres du Conseil d’État ignoreraient-ils.elles qu’à la suite des attentats du 13 novembre 2015, le 18 janvier 2016, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) recensait 3 284 perquisitions administratives, mais seulement 29 infractions constatées en lien avec le terrorisme? La même institution critiquait un usage disproportionné de la force, des « détournements de l’état d’urgence (…) pour entraver des manifestations» syndicales et politiques, et des «mesures qui, pour l’essentiel, sont de nature à stigmatiser une population et une appartenance religieuse».. Ce liberticide précédent a justifié, le 20 octobre 2021, la dissolution pour des motifs voisins d’une autre association : la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), annoncée fièrement par le ministre de l’intérieur, qui prolonge ainsi l’offensive décidée par le chef de l’État. Triomphe, une fois encore, du sécuritaire, aujourd’hui nommé «régalien» pour mieux légitimer le renforcement constant de dispositions répressives et la poursuite de la stigmatisation de musulmans au détriment des libertés et de l’égalité. Nouveau coup porté aux principes démocratiques de la République dont les mêmes se gargarisent pour justifier le cours toujours plus autoritaire de leur politique à l’endroit des minorités racisées, des musulmans et des mouvements sociaux2.
Quand les Verts veulent donner des gages
Devant ces dissolutions réitérées, les principaux partis de gauche sont demeurés silencieux ou fort discrets. Plus grave, certaines personnalités, qui prétendent incarner une alternative émancipatrice, progressiste et écologique comme le maire de Grenoble Éric Piolle, ont soutenu le gouvernement. En ce qui concerne le sort réservé au CCIF, ce dernier a déclaré : «Nous avons un combat commun pour lutter contre les religions en politique. Nous devons lutter contre cet islam politique.» Soucieux de donner des gages de respectabilité républicaine et laïciste, il s’est empressé de joindre le geste à la parole en exigeant de cette association qu’elle rembourse des subventions municipales.
Si d’autres, au sein d’Europe Écologie les Verts (EELV) ont, comme son secrétaire général Julien Bayou, clairement signifié leur opposition à l’offensive gouvernementale contre le CCIF, cette dernière a une nouvelle fois mis en lumière les divisions qui affectent les gauches politiques et, au sein d’une même formation, leur direction.
Olivier Faure, du Parti socialiste, a bien sûr participé au chœur majoritaire et vociférant en appelant à combattre lui aussi «le séparatisme du quotidien». En ajoutant cette précision parfaitement en phase avec les pulsions autoritaires, répressives et régressives de saison : «Il faut être clair : par exemple, tous ceux qui s’autorisent à contester un enseignement ou un enseignant doivent être traduits devant les tribunaux». De son côté, Éric Coquerel de la France insoumise (LFI) s’est déclaré «plutôt en phase avec les propos du chef de l’État suite à la décapitation de Samuel Paty au motif qu’ils étaient plutôt équilibrés, de même les actions engagées contre l’islam politique» (20 octobre 2021, France-Info), cependant que son collègue Alexis Corbière contestait la dissolution du CCIF. Singulière répartition des rôles ou valse-hésitation, tous deux parés des atours d’une sorte de soutien critique qui doit permettre de ménager la chèvre «gauche de la gauche» et le chou électoral. De cela témoigne aussi l’absence de communiqué du député LFI Jean-Luc Mélenchon condamnant le décret de dissolution. Après maintes recherches, impossible de trouver une prise de position du candidat de la récente «union populaire» créée pour cause d’élection présidentielle à venir.
Le député européen des Verts Yannick Jadot pareillement. Récusant de plus le terme «islamophobie», il apporte sa contribution «écologique» au consensus existant défendu bec et ongles par le pouvoir macronien qui promeut ses éléments de langage pour mieux légitimer sa politique. Le secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR) affirme même que le terme «islamophobie» a été «imposé par les islamistes avec pour objectif d’interdire toute forme de critique à l’égard de l’islam radical…» (Twitter, 29 mars 2021), oubliant que la CNCDH, qui regroupe les principales organisations de défense des droits humains l’avait adopté depuis longtemps. Police du vocabulaire et police de l’opinion, c’est tout un.
Abstention sur le «séparatisme»
Les réactions suscitées par la loi destinée à lutter contre le «séparatisme» témoignent également d’atermoiements remarquables. Cette nouvelle incrimination, qui se substitue à celle de «communautarisme» en aggravant le poids de l’accusation, puisqu’une menace existentielle est supposée peser sur la République, est au principe de cette législation de circonstance. Rebaptisée loi «confortant le respect des principes républicains», par des communicants et des politiques désireux de se conformer à la doxa du pouvoir et d’élargir ainsi leurs soutiens, elle a donné lieu à des votes surprenants. Si LFI a fermement rejeté ce texte et dénoncé la «stigmatisation des musulmans» comme de nombreuses ONG3, on découvre que plusieurs personnalités se sont abstenues. C’est le cas du secrétaire national du Parti communiste Fabien Roussel, et de l’ancienne ministre de la jeunesse et des sports Marie-Georges Buffet, tous deux rejoints par les députés du Parti socialiste.
Inutiles de multiplier les exemples de ces circonvolutions, contorsions et aveuglements, ils sont anciens et ils sont légion. Plus encore que pour l’antiracisme, en matière de lutte contre l’islamophobie ou d’actes antimusulmans, les gauches parlementaires pratiquent au pire l’abstention, au mieux une erratique intermittence politique. Elle est aussi irresponsable eu égard à l’ampleur des discriminations systémiques subies par celles et ceux qui sont perçus comme musulman.e.s4 et à la dégradation spectaculaire de la conjoncture.
Sous couvert de lutte contre «l’islamisme», la stigmatisation des musulman.e.s est au plus haut de l’agenda politique des formations d’extrême droite et de droite. Quant au gouvernement, il poursuit la politique que l’on sait. Enfin, le candidat officieux Éric Zemmour déverse quotidiennement sa xénophobie, son racisme et sa haine des sectateurs du prophète Mohammed en les accusant d’être les vecteurs principaux du «Grand Remplacement» et de la «recolonisation de la France».
«Ne pas subir la loi du mensonge triomphant»
Pendant ce temps, que font les responsables des gauches précitées pour répondre de façon précise, argumentée et ferme aux un.e.s et aux autres, et résister ainsi à cette conjoncture délétère? Rien ou si peu. Faux imperturbables mais vrais aveugles, ils sont également sourds à la multiplication et à la radicalisation sans précédent des diatribes islamophobes. Aussi continuent-ils à défendre leur programme en se gardant bien de s’engager sur ce terrain que certains qualifient de «culturel» alors qu’il est tout à la fois éminemment politique, social et juridique. La loi «séparatisme» et les propositions antidémocratiques des extrêmes droites et des Républicains en attestent.
Plus encore, les secondes témoignent de véritables projets de société qui, s’ils venaient à s’appliquer, auraient des conséquences catastrophiques pour les personnes concernées, pour les libertés individuelles et publiques, et pour les institutions républicaines. En 1903, dans un «Discours à la jeunesse» prononcé au lycée d’Albi, Jean Jaurès déclarait :
Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.
Dirigeant.e.s des gauches politiques, c’est à cette aune que vous devez être jugé.e.s et que vous le serez plus encore dans les mois à venir.