1 novembre 2021 Par Emmanuel Riondé
Deux étrangers en procédure Dublin accusent des policiers de les avoir laissé tomber sur la route cet été à l’issue d’une mesure d’éloignement avortée. L’enquête est en cours.
Toulouse (Haute-Garonne).– La fête nationale, ce n’est pas pour tout le monde. Le 14 juillet dernier au matin, N., un jeune Afghan de 24 ans, et Y., un Nigérian de 35 ans, disent avoir été jetés, au sens propre, hors d’un fourgon de police par des fonctionnaires de la PAF (police aux frontières), alors que le véhicule roulait à faible allure, à proximité de l’aéroport de Montpellier.Un récit contesté par les autorités mises en cause qui, pour autant, ne livrent pas leur version des faits ; contrairement à N. qui, trois mois et demi après cette journée, demeure profondément marqué, comme il nous l’a raconté (voir la Boîte noire).
Le 12 juillet, alors qu’il se trouve au commissariat central de Toulouse pour signer son assignation à résidence, le jeune Afghan originaire de la région de Laghman est interpellé et conduit directement au centre de rétention administratif (CRA) de Cornebarrieu jouxtant les pistes de l’aéroport de Toulouse-Blagnac.
N. est un « dubliné », selon la procédure censée permettre aux pays de l’UE de déterminer, et surtout de se renvoyer la responsabilité de l’examen de la demande d’asile des migrants (environ 25 000 personnes étaient enregistrées comme dublinées en France en 2020). Il est sous le coup d’une décision de transfert vers l’Autriche – pays par lequel il est entré sur le territoire de l’UE en 2018 –, datant du 22 avril. L’entrée du CRA de Cornebarrieu en octobre 2018 © Emmanuel Riondé pour Mediapart
Et son assignation à résidence, permettant aux autorités de s’assurer qu’il est bien « disponible » pour une expulsion, valable 45 jours et émise le 31 mai, arrive à son terme. D’où l’interpellation de la police ce jour-là, en dépit de l’assiduité de N. qui, depuis le début, vient scrupuleusement signer son assignation deux fois par semaine, comme prévu.
Deux jours après sa mise en rétention, dans la nuit du 14 juillet, il est embarqué avec Y., un Nigérian de 35 ans, lui aussi en procédure Dublin, dans un fourgon qui quitte le CRA pour l’aéroport de Montpellier avec quatre policiers de la PAF à bord. Le vol AF7681 d’Air France, dont le départ est prévu à 6 heures, est censé les conduire à Paris. De là, Y. doit repartir vers l’Italie tandis que N., lui, doit prendre à 9 h 40, à Roissy, un vol pour Vienne.
Avec le risque élevé d’être, une fois là-bas, renvoyé en Afghanistan, où, en ce mois de juillet, quelques semaines avant la chute de Kaboul, la situation ne cesse de se dégrader. Arrivé à Montpellier, « quand j’ai vu l’avion, j’ai dit que je ne voulais pas partir, mais eux me poussaient dans le dos, me tapaient les bras et les pieds, voulaient me forcer à y aller », témoigne N., en montrant ses poignets autour desquels « les menottes étaient très serrées ».
Largués à plus de deux heures de Toulouse
Y. s’oppose lui aussi à son départ. Le pilote de l’avion refuse de les embarquer à son bord comme l’y autorise le Code de l’aviation civile. Une situation qui visiblement contrarie les policiers. Les deux hommes sont remis dans le fourgon de police, où ils sont encore une fois « poussés et bousculés », selon N., qui raconte sobrement la suite : « Sur une grande route, ils roulaient à 10 ou 15 km/h, ils ne sont pas arrêtés et nous ont jetés dehors avec les sacs. » Heureusement, les policiers ont pris la peine de les démenotter auparavant.
Avec le téléphone de Y., N. peut joindre son amie Mélanie et son cousin pour les prévenir de leur sort. Ensuite, raconte-t-il, « on ne savait pas où on était, on s’est rapprochés d’un quartier qui était à côté ». De là, avec le téléphone et l’aide de quelques habitants, ils localisent la gare et la rejoignent après « 20 minutes de marche et 40 minutes de tramway » environ, estime-t-il.
Aux alentours de 9 heures, Y. et N. sont tous les deux récupérés à la gare de Montpellier par le cousin qui les ramène à Toulouse. Sonnés, ils se reposent un peu, avant d’aller aux urgences. Le certificat médical de N. établi à 22 h 04 au service des urgences de l’hôpital Purpan fait état de « contusions de face antérieure des poignets » et de « dermabrasions linéaires para vertébral dorsal gauche ». En clair, les stigmates d’une paire de menottes beaucoup trop serrée et tout le flanc gauche du dos profondément éraflé, comme nous avons pu le constater sur des photos.
Sûre de l’effectivité du départ programmé, la préfecture de Toulouse n’avait pas demandé de prolongation de la durée de rétention au juge des libertés et de la détention (JLD) qui, s’il l’avait accordée, aurait permis aux policiers de ramener N. en rétention.
Le délai de 48 heures permettant de saisir le JLD arrivant à son terme, il devait donc être libéré en cas de non-départ. Ce que confirme par ailleurs le document de « routing » détaillant les modalités de son transport, émis le 14 juin par le pôle central d’éloignement du ministère de l’intérieur, que nous avons pu consulter et qui mentionne en bas de page : « En cas de refus d’embarquer : laisser libre. »
Cette consigne, explique Mathilde Bachelet, l’avocate de N., aurait dû se traduire par « un retour de mon client au CRA où il aurait dû être remis en liberté ». Mais les policiers de la PAF en ont eu, selon le récit de N., une interprétation bien différente et singulièrement brutale, en propulsant au petit matin comme des ballots sur le bitume N. et son compagnon d’infortune sans leur dire où ils se trouvaient exactement, à plus de deux heures de Toulouse où ils ont leur vie.
Enquête en cours
Deux jours plus tard, deux plaintes sont déposées par leurs avocats pour « violences volontaires et mise en danger de la vie d’autrui commises en réunion » avec la circonstance aggravante que ces violences ont été commises par des personnels « dépositaires de la force publique ».Selon Benjamin Francos et Mathilde Bachelet, avocats respectifs de Y. et de N., les témoignages des deux hommes qui ne se connaissaient pas avant d’embarquer dans le fourgon concordent en tout point.
Joint par Mediapart pour donner sa version des faits, le chef d’état-major de la direction zonale de la PAF indique que les rapports « établis par les fonctionnaires intervenants […] ne confirment aucunement les faits allégués »,pas plus que le « rapport de synthèse » rédigé par le responsable du CRA. Des rapports fournis au parquet de Toulouse dont le nouveau procureur de la République, Samuel Vuelta-Simon, assure qu’une « enquête sur les faits dénoncés » a été menée début août, avant d’être « relancée » début octobre, « pour approfondir les premiers éléments recueillis ».
Saisis également, les services de la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), Dominique Simonnot, et de la Défenseure des droits, Claire Hédon, confirment que des instructions sont bien en cours et refusent de communiquer sur ces dossiers.
« L’enquête du Parquet doit permettre d’établir les responsabilités, espère Benjamin Francos, l’avocat de Y. Ça pourrait par exemple nous renseigner sur le moment et le lieu où le téléphone de mon client a borné, et on verra bien, ainsi, où il se trouvait… »
Pour lui et sa consœur, « on est visiblement sur de l’abus de pouvoir et de la maltraitance. On a l’impression d’avoir affaire à des fonctionnaires à qui la décision de justice ne convenait pas et qui ont décidé de la rendre eux-mêmes ». Non sans conséquences : placé « en fuite », comme Y, depuis ce 14 juillet, N., déjà un peu fragile, a commencé un suivi psychologique et, raconte son amie Mélanie, « depuis cette histoire, c’est très clair, il se renferme, a peur et ne veut plus sortir. Il a peur de la police ».
Peu importe, côté police, on n’en démord pas, il ne s’est rien passé de grave, ou pas grand-chose, ce jour-là : interrogée, la secrétaire du CRA, avant de passer la main à sa hiérarchie, l’assure : « Ça m’étonnerait beaucoup, ça, on ne lâche pas les gens comme ça, normalement… » « Normalement », non.