Dimanche 24 Octobre 2021Lina Sankari
Ce lundi, notre journal, cible du logiciel espion Pegasus, organise une soirée de soutien au droit d’informer. Pour la première fois de son histoire, la rédaction est visée par une plainte d’un État tiers. Les journalistes cibles d’une plainte du Maroc et les titres qui les emploient contre-attaquent. Mais le soutien de leurs pairs et, surtout, de l’État français tarde à venir.
Comment mettre fin à une brouille diplomatique ? La France dispose d’une série d’outils pour resserrer des liens distendus. S’agissant du Maroc, après le dépôt d’une plainte pour torture qui avait abouti à la convocation d’Abdellatif Hammouchi, le puissant patron de la Direction générale de la sûreté nationale et de la Direction générale de la surveillance du territoire, la réconciliation s’est faite par l’entremise d’une fidèle amie du royaume, la socialiste Élisabeth Guigou. Présidente de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, elle fait adopter, en 2015, un protocole d’entraide judiciaire franco-marocain qui oblige Paris, malgré son adhésion à la Cour pénale internationale, à abandonner sa compétence universelle.
Il lui est, depuis, impossible de juger des crimes commis hors de ses frontières en matière de torture si les actes ont eu lieu au Maroc. Ce fut ensuite au tour du président Hollande d’agiter un « hochet » de style Ancien Régime en élevant Abdellatif Hammouchi au grade d’officier de la Légion d’honneur. Dans un réflexe tout napoléonien, l’ex-chef de l’État semblait répondre aux associations de défense des droits et des libertés qui contestent cette nomination : « C’est avec des hochets que l’on mène les hommes. »
Soirée exceptionnelle : la liberté d’informer face à Pegasus
À la suite du scandale d’espionnage Pegasus, le Maroc, qui a surveillé l’Humanité au moyen du logiciel israélien, a osé porter plainte contre le journal. L’Humanité ne cédera jamais aux pressions et aux intimidations. À la veille de l’audience, nous le ferons savoir au cours d’une soirée en présence de nombreuses personnalités.
Rendez-vous lundi 25 octobre, à 18 h 15.
Annexe Varlin de la bourse du travail, salle Henaff, 29, boulevard du Temple, 75003 Paris (métro république).
La flagornerie pèche toutefois par inefficacité, puisque le Maroc est soupçonné, depuis la révélation de l’affaire Pegasus cet été, d’avoir massivement espionné jusqu’aux plus hauts représentants de l’appareil d’État, dont le président de la République, Emmanuel Macron. La liste publiée par Forbidden Stories, Amnesty International et un consortium de 17 médias internationaux sur le système d’espionnage mondial développé par la société israélienne NSO a démontré que l’Humanité était également placée sous étroite surveillance pour son travail
Le numéro de notre grand reporter Rosa Moussaoui figure ainsi parmi les 50 000 potentiellement happés par le logiciel espion depuis août 2019. En cause, nos reportages lors du mouvement populaire du Rif en 2016, nos enquêtes sur les journalistes indépendants persécutés par le pouvoir marocain Omar Radi et Soulaiman Raïssouni, et notre couverture, en 2016, de la mascarade de procès organisée pour entériner les lourdes condamnations des prisonniers politiques sahraouis après le violent démantèlement du camp de protestation de Gdeim Izik, six ans plus tôt. Notre journal a immédiatement porté plainte avec constitution de partie civile avec, à ses côtés, le Syndicat national des journalistes-CGT, pour que toute la lumière soit faite sur ces atteintes mettant en danger nos sources et les voix libres qui, sur place, nous informent.
Convocation au tribunal pour diffamation
Depuis le début de l’affaire, l’État marocain nie avoir eu recours au logiciel espion ; il a ainsi multiplié les procédures contre les organes de presse qui osaient évoquer ses pratiques de surveillance et répression. L’Humanité est ainsi convoquée au tribunal, mardi, à la suite de l’une de ces citations, pour diffamation. « C’est un contrecoup médiatique à usage des Marocains et une tentative de procédure-bâillon », estime l’avocat Joseph Breham, qui défend notre journal dans ces deux dossiers et dont le téléphone a lui aussi été ciblé par le logiciel espion pour avoir traité de nombreuses affaires relatives aux droits de l’homme, au système tortionnaire marocain et aux prisonniers politiques sahraouis.
La plainte a clairement des fins de propagande intérieure afin de prouver que le Maroc est une puissance émergente qui n’hésite pas à croiser le fer avec les grandes puissances. Hicham Mansouri
Même réaction du côté d’Hicham Mansouri, fondateur de l’Association marocaine pour le journalisme d’investigation, dont le smartphone a également été infecté à une vingtaine de reprises : « La plainte a clairement des fins de propagande intérieure afin de prouver que le Maroc est une puissance émergente qui n’hésite pas à croiser le fer avec les grandes puissances. Localement, l’espionnage du président Macron est perçu comme un exploit qui entretient le mythe des renseignements marocains. » Seulement, note Joseph Breham, la procédure intentée par Rabat pose problème à plusieurs titres : « Le cadre posé est celui d’une plainte pour diffamation, or est-ce qu’un État est un particulier ? Si ce n’est pas le cas, il n’a pas le droit de déposer plainte sauf s’il est un corps constitué de l’État, ce que le Maroc ne revendique pas dans son dépôt de plainte. »
Le trou de souris juridique par lequel tente de se faufiler Rabat est également une tentative d’atteindre notre journal financièrement. L’avocat Olivier Baratelli, qui représente le Maroc, a également porté les affaires opposant le groupe Bolloré à de nombreux médias. Des procédures en diffamation qui se sont parfois retournées contre leurs instigateurs, avec des condamnations en appel pour « procédure abusive ».
Empêcher les journalistes étrangers de revenir sur le territoire
Résister à ces pressions : c’est le sens de la soirée de soutien à l’Humanité et à l’ensemble de la presse libre et des reporters menacés que le journal fondé par Jean Jaurès organise ce soir à la bourse du travail de Paris. « Le Maroc attaque systématiquement ceux qui le gênent afin de les empêcher de revenir sur le territoire. Plus aucun journaliste français ne s’y rend à quelques exceptions. La presse étrangère y est complètement muselée », confirme Claude Mangin-Asfari, épouse du prisonnier politique sahraoui Naâma Asfari, condamné à trente ans de prison, et elle-même visée par le logiciel Pegasus. « Toutes les personnes ciblées sont considérées comme des traîtres, car elles ont travaillé sur la question sahraouie. Une question de dignité nationale qui peut conduire en prison », relève encore la militante, qui se bat pour son droit de visite en prison et a déposé un recours administratif en 2019 après sa cinquième expulsion du territoire. Selon l’enseignante, les procédures judiciaires du Maroc « sont une manière de jeter le doute sur la probité des personnes concernées ».
La méthode est similaire aux entreprises de déstabilisation des journalistes d’investigation marocains poursuivis dans des affaires de mœurs. « Le pouvoir est lui-même un grand spécialiste de la diffamation », s’amuse le journaliste Hicham Mansouri, qui ne compte plus le nombre d’attaques personnelles parties du média électronique marocain Barlamane.com, fondé par Mohamed Khabbachi, ancien agent de communication au ministère de l’Intérieur et beau-frère de Yassine Mansouri, patron de la Direction générale des études et de la documentation, soit le service de renseignement extérieur et de contre- espionnage.
Le Maroc renoue avec ses méthodes des décennies 1980 et 1990 car il redoute l’agrégation de soutiens à l’opposition marocaine en France. Bachir Moutik
Cette stratégie d’omerta se déploie dans un contexte de détérioration de la situation au Sahara occidental, avec la reprise des hostilités entre le Maroc et les indépendantistes du Front Polisario. Selon Bachir Moutik, représentant en France de l’Association des familles des prisonniers et disparus sahraouis, également sujette à des intimidations, « le Maroc renoue avec ses méthodes des décennies 1980 et 1990 car il redoute l’agrégation de soutiens à l’opposition marocaine en France ». Le militant ne compte plus les brutales interventions de nervis du régime dans les manifestations parisiennes, jusque dans l’enceinte de l’Assemblée nationale où se déroulaient des conférences sur la question.
Reste les intérêts enchevêtrés entre Rabat et Paris, où naviguent représentants politiques, membres de l’élite économique et patrons de presse, croisant intérêts stratégiques et séjours privés. « Je fais parfois la comparaison avec la Tunisie. Si, demain, le Maroc était amené à connaître un soulèvement, verrait-on des ministres français soutenir le mouvement démocratique ou appuyer coûte que coûte le pouvoir comme ce fut le cas avec Ben Ali ? » interroge Bachir Moutik. D’abord concentré sur la scène intérieure, le champ de la répression s’élargit donc à la presse étrangère. Abdellatif Hammouchi épouse ainsi la vision de son ami Mike Pompeo, ancien patron de la CIA et ex-secrétaire d’État de Donald Trump, qui défendit l’espionnage entre alliés, l’usage de la torture et le recours aux nouvelles technologies à des fins de surveillance. Abdellatif Hammouchi, un ami qui vous veut du bien.
Médias solidaires
C’est une vaste « opération d’intimidation » que dénonce la quasi-totalité de la presse française. Celle qui n’a pas baissé la tête et a continué d’enquêter sur le Maroc et ses méthodes bien éloignées de l’image démocratique que le pays aimerait donner. Forbidden Stories, le réseau de journalistes qui reprend des enquêtes abandonnées par des journalistes menacés, emprisonnés ou assassinés, a été le premier ciblé par le royaume pour ses révélations sur le « projet Pegasus ». En France, le Monde, Radio France, Mediapart et l’Humanité ont fait dans la foulée l’objet d’une plainte en diffamation, inédite de la part d’un État.
L’objectif premier du Maroc n’est pas atteint : la profession n’a non seulement pas arrêté d’enquêter, mais elle a contre-attaqué, par le biais d’une plainte collective lancée par Reporters sans frontières et les 17 journalistes français espionnés par le logiciel Pegasus. D’autres ont suivi : Mediapart et le Canard enchaîné, dont la journaliste Dominique Simonnot (depuis devenue contrôleuse générale des prisons) a été ciblée, puis l’Humanité. Le SNJ-CGT et le SNJ se sont d’ailleurs portés parties civiles.
À travers nous, on cherche à intimider, à faire taire des sources, et nos confrères et consœurs journalistes au Maroc qui essaient dans des conditions très difficiles de faire leur travail . Lénaïg Bredoux, Médiapart
Dans un message adressé aux participants de la soirée de soutien à l’Humanité, Lénaïg Bredoux, responsable éditoriale à Mediapart, avance que « ce n’est pas un hasard si c’est le travail de (Rosa Moussaoui) qui lui a valu d’être ciblée par Pegasus ». Visée elle aussi, comme Edwy Plenel, elle estime qu’ « à travers nous, on cherche à intimider, à faire taire des sources, et nos confrères et consœurs journalistes au Maroc qui essaient dans des conditions très difficiles de faire leur travail ». Une « volonté d’intimidation » soulignée par tous les journalistes qui ont écrit sur le Maroc, qui vise à la fois à museler la presse et à rassurer la classe dirigeante : le pays est « tenu ». Madjid Zerrouky, journaliste au Monde et membre du collectif Forbidden Stories, va plus loin : en attaquant les journalistes, ce sont non seulement eux et leurs sources que le royaume veut faire taire, mais aussi « les opposants lambda », en France et au Maroc, « ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre ».
Mais, si les journalistes et les rédactions ciblés font front, le compte n’y est pas. Dans cette affaire, c’est toute la presse qui est mise en cause. Et, au-delà, la démocratie. Or, les médias non attaqués par l’État marocain ne sortent pas de leur réserve. Quant à la République, alors même que plusieurs membres du gouvernement ont été soumis au même traitement d’espionnage, pas de condamnation officielle.