23 octobre 2021 Par Jean-Pierre Perrin
Les différentes factions ont commencé à se déchirer et le mollah Baradar, numéro 2 du mouvement, est marginalisé. Plus radicaux, les « réseaux Haqqani » ont la main. Ce qui n’arrange pas le Pakistan, qui redoute que les talibans afghans aident leurs « frères » voisins.
De 1978 à 1992, lorsque l’Afghanistan était dirigé par le Parti communiste (le Parti démocratique populaire afghan ou PDPA), ses deux branches, le Khalq (le peuple) et le Parcham (le drapeau), ne cessèrent de se déchirer, de s’affronter les armes à la main et même de chercher à s’éliminer. Pour des raisons ethniques : le Khalq était un parti viscéralement pachtoun, le Parcham, beaucoup plus ouvert et persanophone. Mais aussi de proximité avec Moscou : le second se montrant moins prosoviétique et moins radical que son rival.
C’est semble-t-il un schéma comparable qui se dessine aujourd’hui avec les talibans parmi lesquels, depuis la prise de Kaboul, le 15 août 2021, deux branches s’affrontent de plus en plus ouvertement.
D’un côté, les « diplomates » ou « pragmatiques », pour beaucoup des leaders membres ou proches de la direction « historique » du mouvement et originaires du sud du pays, en particulier de Kandahar, le berceau des « étudiants en religion ».
De l’autre, les « militaires », en particulier les « réseaux Haqqani », originaires de l’est de l’Afghanistan et du Waziristan du Nord, une des sept « agences tribales » pakistanaises. Plus extrémistes et proches d’Al-Qaïda, les réseaux Haqqani sont aussi très liés à l’Inter-Services Intelligence (ISI), les services de renseignement de l’armée pakistanaise. Un combattant taliban monte la garde au quartier général de la police dans le centre de Qala-e-Naw, dans la province de Badghis, le 14 octobre 2021. © Photo Hoshang Hashimi / AFP
Ces divisions ont existé pendant toute la durée de l’insurrection talibane. Mais elles ont éclaté au grand jour, le 11 septembre dernier, quand le vice-premier ministre, le mollah Abdoul Ghani Baradar, cofondateur des talibans avec le mollah Omar et chef de leur délégation aux négociations de Doha avec les États-Unis, a dû être exfiltré du palais présidentiel à la suite d’affrontements entre ses gardes du corps et ceux du ministre des réfugiés, Khalil al-Rahman Haqqani, l’un des responsables des réseaux Haqqani.
Signe que ce contentieux n’est pas resté sans suite, Baradar n’était pas présent, le lendemain, lors de la visite à Kaboul du ministre qatari des affaires étrangères, Mohammed ben Abdulrahman al-Thani, avec lequel il avait pourtant tissé des relations étroites pendant les négociations de Doha.
Au-delà des oppositions tribales, resurgit le vieil antagonisme entre ceux qui ont combattu sur le terrain et ceux qui ont négocié le retrait américain.
Certaines sources afghanes à Kaboul l’ont dit tué, d’autres blessé mais il est finalement réapparu peu après à la télévision pour démentir, prétendant qu’il était en voyage. Il a fait alors une très mystérieuse déclaration : les talibans « font preuve de compassion envers eux-mêmes, plus que dans une famille ». Il semble désormais s’être réfugié à Kandahar.
Difficile de savoir l’ampleur exacte des conflits entre la ligne dure, dite « haqqaniste », dirigée par Sirajuddin Haqqani, et celle des « diplomates ». Mais, au-delà des oppositions tribales, resurgit le vieil antagonisme entre d’un côté ceux qui ont combattu sur le terrain et, de l’autre, ceux qui ont négocié le retrait américain, soit les talibans dits de Doha, représentés par le mollah Baradar et Sher Mohammad Abbas Stanikzai, aujourd’hui vice-ministre des affaires étrangères.
Aux « diplomates » qui assurent que c’est grâce aux pourparlers de paix que l’Amérique s’est retirée d’Afghanistan, les « militaires » rétorquent : non, c’est nous qui avons apporté la dynamique de la victoire. Des négociations avec les Américains, le « réseau Haqqani » n’en avait jamais voulu et il s’était opposé aux pourparlers de paix de Doha.
Parmi les autres personnalités talibanes opposées au mollah Baradar, on trouve le mollah Yakoub Omar, le fils du mollah Omar, qui détient le poste de ministre de la défense, même s’il n’est pas proche des réseaux Haqqani.
« Autant sur le papier que dans l’opinion générale, le mouvement des talibans paraît uni et verticalement géré mais, sur le terrain et en réalité, ceci est loin des faits et des actions que nous observons tous les jours », relève Shahir Zahine, ancien responsable du réseau indépendant des radios afghanes Kilid, aujourd’hui réfugié en Allemagne. Selon lui, pour comprendre les talibans, les hommes comme les chefs, il est nécessaire de prendre en compte « leurs origines géographiques, leurs appartenances tribales et ethniques » et aussi « d’analyser la raison de leur présence dans le mouvement et leur passé politico-militaire ».
La part belle aux réseaux Haqqani
Avant les affrontements du palais présidentiel, la formation du gouvernement avait déjà montré les divisions au sein des anciens insurgés. Trois semaines d’intenses négociations entre les différentes factions n’avaient pas permis de le constituer. Il avait fallu la visite à Kaboul du lieutenant général Faiz Hamid, le chef de l’ISI, pour débloquer la situation. Mais la surprise dans la composition de ce gouvernement, c’est que Baradar, qui faisait jusqu’alors office de numéro 2 des talibans, n’avait obtenu que le poste de vice-premier ministre. Un simple strapontin.
En revanche, les Haqqani obtenaient la part belle : quatre ministères, dont le plus important, celui de l’intérieur, pour Sirajuddin. Tout l’appareil de sécurité était aussi verrouillé par ses proches alliés, tous ultra-radicaux, certains passés par Guantanamo, dont Abdoul Qayyum Zakir, vice-ministre de la défense, et Sadr Ibrahim, vice-ministre de l’intérieur.
Aucune promesse faite par les « diplomates » aux Américains, notamment lors des discussions de Doha, n’a dès lors été respectée.
Pas de gouvernement « inclusif », c’est-à-dire incluant des personnalités indépendantes reconnues pour leurs compétences, ni d’anciennes figures politiques comme Hamid Karzaï, Abdullah Abdullah et Gulbuddin Hekmatyar – la ligne « dure » a toujours fait savoir qu’elle n’accepterait aucune personnalité ayant passé « ne serait-ce qu’une journée » dans les administrations du précédent régime. Aucune femme non plus, même à des postes subalternes tandis que le ministère qui, vaille que vaille, cherchait à améliorer leur condition sous Hamid Karzaï et Achraf Ghani a été fermé et remplacé par celui de« la répression du vice et la promotion de la vertu ». Quant aux minorités tadjik, ouzbek, turkmène et hazara, qui représentent ensemble environ 60 % de la population afghane, elles n’ont obtenu que trois ministères sur 33.
Ce que les « pragmatiques » n’ont pas obtenu non plus, c’est que certains officiers de la défunte armée afghane puissent être réintégrés dans l’appareil sécuritaire mis en place par les nouveaux maîtres de Kaboul. Enfin, comme par le passé, les haqqanistes se sont montrés hostiles à toute discussion avec les États-Unis, fussent-elles indirectes.
Le retour des talibans pakistanais
Un gouvernement « inclusif », le parrain pakistanais, en particulier le premier ministre Imran Khan, le souhaitait pour montrer à la communauté internationale que les talibans faisaient preuve de modération et devaient en être récompensés par une aide économique importante. Mais aussi parce qu’un gouvernement « inclusif » est moins à même de soutenir les talibans pakistanais du Tehrik-e Taliban Pakistan (TTP), établis de l’autre côté de la ligne Durand.
Considérés comme moribonds il y a quelques années, ceux-ci se sont réveillés. Désormais, le TTP a un nouveau chef, Noor Wali Mehsud, qui à la différence de ses prédécesseurs n’a pas l’image d’une brute cruelle et sanguinaire. Il assure avoir renoncé aux attentats indiscriminés contre les populations et être partisan d’une stratégie moins violente que celle des années 2000. Il a su regrouper sous son autorité les différentes factions, à l’exception de celle du maulana (religieux d’un rang supérieur) Fazlulah. Il serait à présent à la tête d’au moins 2 000 hommes.
En 2020, le TTP a lancé pas moins de cent vingt attaques dans les zones tribales.
Selon le chercheur italien Antonio Giustozzi, spécialiste des zones tribales afghano-pakistanaises, « le TTP a abandonné ses ambitions de renverser le gouvernement pakistanais pour défendre l’idée d’une sécession des régions pachtounes ». « En pratique, il pourrait se contenter de moins. Pendant les négociations non officielles de 2020 avec Islamabad, il demandait une plus grande autonomie pour les zones tribales et l’application du régime de la loi islamique. Les négociations ont échoué mais peuvent reprendre à l’avenir », ajoute le même chercheur dans une étude pour le Royal United Services Institute de Londres.
Pour Islamabad, l’inquiétude, c’est que l’aile radicale des talibans afghans, en particulier les réseaux Haqqani, soutiennent les talibans pakistanais. Pourtant, les Haqqani sont très liés à l’ISI, qui leur a fait profiter de ses camps d’entraînement, les a financés et armés. Eux, en contrepartie, lui ont rendu des services considérables dans les zones tribales sous leur contrôle – ils ont ainsi été l’interface entre les militaires pakistanais et Al-Qaïda. Mais ils ne sont pas pour autant à leurs ordres. « On peut louer le dos d’un Afghan mais jamais l’acheter », dit un proverbe afghan bien connu.
Aujourd’hui, l’establishment polico-militaire pakistanais se trouve dans la situation de Frankenstein : il a du mal à contrôler sa créature, les Haqqani. C’est pourquoi Islamabad semble davantage se tourner vers le mollah Baradar. C’est donc une volte-face, celui-ci ayant été de 2000 à 2008 emprisonné par les Pakistanais qui lui reprochaient d’avoir voulu négocier sans leur contentement avec le gouvernement de Kaboul et n’avait été libéré que sous la pression de Washington, qui voulait engager des pourparlers de paix avec les insurgés.
À la tête des talibans, se trouve le maulawi Haibatullah Akhundzadeh, qui a le rôle de guide suprême, sur le modèle du Guide de la révolution islamique iranienne. Théologien et fils de théologien, grand spécialiste des hadiths (les « dires » et les « actes » du Prophète), il a une légitimité religieuse indiscutable qui lui permettrait de mettre de l’ordre au sein du mouvement et d’atténuer ses divisions. Le problème, c’est qu’on ne l’a pas vu depuis deux ans, guère entendu non plus. En principe, il se trouve à Kandahar. Mais est-il mort ou vivant ? Personne ne le sait. Un autre mystère des talibans.