Situé dans le quartier du Grand Parc, un immeuble est squatté depuis septembre 2020 par une cinquantaine de personnes, de tous âges et de toutes origines. Propriétaire du bâtiment, la municipalité bordelaise va entamer une procédure d’expulsion, et vise une résorption du lieu d’ici fin juin 2022.
Au Grand Parc, rue du Docteur-Schweitzer, difficile de rater ce bâtiment avec ses balcons à la peinture verte défraichie. Appartenant à la Ville de Bordeaux, l’immeuble logeait jadis des agents de la mairie et des instituteurs de l’école élémentaire publique voisine, et abritait la cantine scolaire de celle-ci, au rez-de-chaussée.
Il y a presque un an, dans le cadre du projet de renouvellement urbain du quartier, l’immeuble aurait dû être détruit. Sauf qu’entre temps, plusieurs personnes l’ont investi illégalement. Mohammed Sammoudi, dit Morti, 41 ans, qui se présente comme le « gardien » du lieu, revient sur son occupation :
« En septembre 2020, une famille dormait dans une voiture abandonnée sur un parking situé non loin d’ici. Je leur ai parlé de cet immeuble qui était simplement squatté, à l’époque, par un jeune homme du Grand Parc », raconte cet acteur de la vie culturelle et sociale bordelaise.
« Les pouvoirs publics sont dépassés »
Aujourd’hui, 52 personnes, dont 22 enfants (soit 12 familles ainsi que des hommes et femmes seuls) vivent dans cet immeuble, selon les calculs de Morti. Français, Marocains, Espagnols, Arméniens… les profils sont variés, comme l’âge et la situation administrative. Leur point commun ? Des parcours de vie cabossés.
« On est au complet, affirme Morti. La Ville de Bordeaux me dit qu’il ne faut pas héberger d’autres personnes. Mais s’il faut en mettre une ou plusieurs nuits au chaud, et bien je le ferai. Les pouvoirs publics sont dépassés. Ce lieu ne fait que pallier le manque de structures et de solutions proposées. »
Le « gardien » trouve « triste et regrettable la présence d’autant de gens à la rue alors qu’il existe énormément de logements vacants en France ».
Suivi social
Pour Morgan Garcia, coordinateur de la Mission squat pour Médecins du Monde, la plupart des lieux occupés dans l’agglo sont des biens publics ou appartenant à des bailleurs sociaux, dont 23 sites appartenant à Bordeaux Métropole et six à la Ville de Bordeaux.
« Cela montre malheureusement la très mauvaise gestion du patrimoine foncier par les collectivités territoriales, en France. Car elles ont les moyens de lutter contre le sans-abrisme. Cette réalité devrait aussi interroger les contribuables », souligne-t-il à Rue89 Bordeaux.
La Mine, comme est surnommé l’immeuble squatté du Grand Parc, bénéficie d’un suivi du CCAS de Bordeaux, de la mission squat Bordeaux Métropole et du Centre Social et Culturel du Grand Parc.
« Pour les familles volontaires, on assure un accompagnement social global avec une aide administrative, indique le directeur de ce dernier, Stéphane Marolleau. Les personnes sont notamment en lien avec les assistantes sociales de la Maison du Département Solidarité. Les enfants peuvent être inscrits dans nos activités. L’adhésion n’est pas gratuite mais des solutions financières peuvent être trouvées. Certaines familles veulent nous aider sur des projets et devenir bénévoles. D’autres sont inscrites à une ou plusieurs activités, l’apprentissage du français notamment. »
« On fait tout pour rendre le lieu agréable »
Dans ce squat qui se dresse sur quatre étages « les conditions sont bonnes », glisse un connaisseur des lieux. Chaque appartement dispose d’une salle de bains et d’un toilette. « La Ville de Bordeaux nous a octroyé un accès à l’eau. Pour l’électricité, c’est du bricolage », indique Morti. « On a tout fait pour rendre le lieu agréable. »
Une maraude est ainsi effectuée chaque vendredi soir par l’association Diamants des Cités, fondée par Morti, et créée en juin 2020 (les bureaux sont installés dans le squat). Selon lui, entre 150 et 200 repas et colis alimentaires sont distribués « aux anciens du foyer Adoma, à des familles du quartier des Aubiers ou encore aux sans abri installés vers Decathlon, à Bordeaux Lac. Une partie des denrées est préparée dans La Mine. Le reste provient de partenaires comme Gargantua, Chaînon Manquant« , explique-t-il.
Le mobilier est principalement issu de dons. Un planning a été instauré concernant le nettoyage des parties communes.
« Au Grand Parc, on réalise également des sessions de nettoyage avec la plupart des habitants du squat et certains habitants du quartier. On essaye de le faire une fois par mois, même si cela fait trois mois qu’on ne l’a pas fait. Car on n’a pas forcément le temps. »
Un petit jardin, collé au bâtiment, est sorti de terre depuis plusieurs semaines, et deux bacs à compost ont été installés avant l’été. La culture n’est pas en reste : un spectacle de théâtre « Je suis sur la route » a été monté avec la compagnie Tombés du ciel. Les séances s’effectuaient les mercredis après-midi, dans la grande salle du bas. Il y a eu trois représentations.
Morti aimerait poursuivre l’atelier théâtre, et plus globalement développer l’action culturelle dans ce lieu – avec la diffusion de documentaires ou l’organisation de débats – avec l’association les Petits Tréteaux. Il souhaiterait même pérenniser La Mine comme « un lieu alternatif mêlant la culture, l’écologie et la mise à l’abri ».
Une intégration compliquée dans le quartier ?
Dans le quartier, l’intégration s’est faite progressivement. Parmi les habitants, des interrogations ont d’abord fusé.
« On s’est dit : ça va être le bordel. Il va y avoir des nuisances sonores, des soucis de propreté aussi. Je me suis d’ailleurs demandé pourquoi la Ville avait laissé faire ça », lâche ce quadragénaire, cigarette en bouche, non loin de La Mine.
Morti confirme :
« Au début, il y a eu quelques plaintes, par méconnaissance. On a expliqué la situation de ces gens aux riverains. Ils les ont rencontrés. Certains nous apportent des dons maintenant. »
Harmonie Lecerf, adjointe au maire chargée de l’accès aux droits et des solidarités, commente :
« On a demandé à Morti de faire des efforts, sur les poubelles, sur des véhicules (utilisés pour livrer des denrées alimentaires) stationnés au milieu du chantier ou encore l’installation de composteurs, sans concertation, qui attirent des frelons près de l’école. »
Une école dans laquelle sont scolarisés deux enfants habitant le squat. Devant le portail, un parent d’élève souffle : « J’espère qu’un logement décent sera trouvé pour toutes ces familles. »
« Aider de futurs aidants »
A l’intérieur du squat, comment se passe le quotidien ?
« C’est toujours compliqué dans les squats militants », souligne un habitué du lieu, qui évoque des tensions initiales. « Car Morti porte un projet pour les personnes mais sans l’avoir construit avec elles. Des familles n’ont pas forcément adhéré », poursuit-il.
De son côté, le militant a la volonté « d’aider des gens qui deviennent ensuite des aidants. »
Au dernier étage, on croise K., 25 ans et sa maman, A. 48 ans. Le petit frère, G., 19 ans, était absent lors de notre reportage. Ils vivent dans un T3, presque vide, aux murs multicolores.
Sur le balcon pousse un plan de tomates qu’elle montre fièrement à Morti. Avec une vue donnant directement sur la monumentale fresque d’un vieil homme, réalisée par Hendrik Beikirch, un street artiste allemand, sur l’un des murs de la résidence Kipling.
Il y a bientôt cinq ans, ils ont quitté l’Arménie, « un pays où la criminalité est très importante » et où G. aurait reçu des menaces par la mafia. Hébergés à l’hôtel à Bordeaux durant de nombreux mois grâce à la générosité, ils se sont installés dans un squat, à Pessac, après avoir vu leur demande d’asile refusée. Le lieu évacué, la famille, à la rue, a croisé la route de Morti, fin septembre 2020.
Depuis, ils affirment vivre de chèques services fournis par la Fondation Abbé Pierre, se nourrissant grâce aux colis alimentaires distribués chaque semaine par Morti et son association. Et dont les bureaux sont installés dans La Mine.
Bénévole à la Banque alimentaire, l’aîné espère obtenir une embauche et ainsi faire une demande de régularisation. Assise à côté de la fenêtre, A., sa maman, n’ose participer à la conversation. Elle répète que son niveau de français est « mauvais ». Elle suit, elle aussi, des cours. Et se débrouille très bien. Infirmière en Arménie, elle aimerait devenir femme de ménage. Morti : « Et pourquoi pas redevenir infirmière ? » Elle, du tac au tac : « Chez nous, ce n’est pas comme ici. Il faudrait suivre une formation. Mais j’ai presque 49 ans. »
« C’est royal, je me sens bien ici »
Un étage plus bas, trois hommes cohabitent dans la seule colocation du squat : Az., la cinquantaine, de nationalité espagnole, et plein de problèmes de santé ; M., un Sahraoui d’une trentaine d’années ; et Tony, 35 ans, originaire de Saintes, en Charente-Maritime. Là-bas, il a enchaîné pas mal d’intérim, avant de filer direction Bordeaux pour se rapprocher de ses filles.
Il vit entre son appartement à Pessac et – très souvent- à « La Mine », sur le canapé de la coloc’. Car il y a les copains ici, et Morti, « le grand-frère ». Il lâche, prêt à lancer la console : « J’y suis vraiment bien. C’est royal ». Après avoir bossé aux Aubiers pour l’association Bocal Local, Tony veut se mettre à son compte en tant que jardinier et paysagiste.
Malheureusement, Tony, comme les autres, ne pourront faire de vieux os ici. Car cet immeuble a toujours eu vocation à être détruit dans le cadre du réaménagement du Grand Parc. En lieu et place de quoi une route à double sens – avec un trottoir – sera prolongée.
Une occupation jusqu’à la fin de l’année scolaire maximum
Son occupation illégale, il y a plus d’un an, a donc retardé le calendrier initial. Une chicane a été simplement installée en attendant que la situation ne se décante. C’est le cas depuis peu. En effet, la Ville de Bordeaux – le propriétaire du lieu – va engager une procédure d’expulsion. Morti en a été informé lors d’une réunion, en mairie, le 14 octobre dernier.
La municipalité va toutefois demander à la Préfecture un « délai pour pouvoir résorber ce lieu d’ici la fin de l’année scolaire… enfin si l’occupation se passe toujours paisiblement », précise Harmonie Lecerf, adjointe au maire. Une question toutefois : pourquoi avoir attendu si longtemps pour enclencher cette procédure ? L’élue répond :
« Après notre arrivée à la mairie (en juin 2020 NDLR), nous devions reprendre les projets de renouvellement urbains et prendre une décision quant à la temporalité de la poursuite des travaux sur ce secteur. Nous ne souhaitions donc pas précipiter une demande d’expulsion qui aurait fait peser la crainte d’une fin d’occupation sur les familles alors que nous n’avions pas encore de date arrêtée à leur donner. »
Une foie évacué – avec ou sans le concours de la force publique – l’immeuble devrait être rapidement détruit. Morti, amer :
« Je ne comprends pas les élus. Il y avait beaucoup d’espoir à l’arrivée de cette nouvelle majorité. Mais, comme la plupart des militants et du monde associatif, on va de déception en déception. »