Dans le plus long estuaire d’Europe de l’Ouest, deux rives se font face. L’une ouvre sur les marais et les dunes du Médoc, l’autre sur les coteaux du Blayais et une des plus belles citadelles Vauban.
Un canot à moteur remonte l’estuaire d’un fleuve immense. Le ciel est lourd, les nuages pommelés. Longeant une île dont la végétation évoque une mangrove impénétrable, le héros de L’île verte (1932) s’interroge sur les raisons qui l’ont poussé à venir s’installer là pour une ou deux saisons. L’estuaire de la Gironde n’a pas eu la chance de Bordeaux. Là où la capitale de la Nouvelle-Aquitaine a vu sa splendeur chantée et égratignée par François Mauriac, lui n’a eu que Pierre Benoit. Et ce beau roman qu’est L’île verte, plaidoyer écologique avant l’heure dont le héros est un naturaliste fasciné par les oiseaux, ne survit que dans la mémoire de quelques nostalgiques.
L’île, elle, est pourtant toujours là. Créée par les dépôts successifs d’alluvions et de sable laissés par les marées, habitée à partir du XVIIIe siècle, elle accueillit sur des terres poldérisées des vignes, puis du maïs. L’électricité y fut amenée, des puits artésiens furent construits. La crise économique des années 1970 a eu petit à petit raison de cette activité. En 1977, l’école ferme. En 1991, le dernier habitant meurt. Aujourd’hui, on peut la voir depuis le bord de la rivière à Margaux ou à Lamarque (Gironde) et visiter sur place les restes de villages devenus fantômes. Le conservatoire du littoral a pu y installer une réserve naturelle sur 40 hectares. Si les tempêtes Klaus en 2009 et Xynthia en 2010 ont à nouveau blessé l’île, elle est devenue un sanctuaire pour de nombreux oiseaux qui y volent en toute liberté : cigognes blanches, busards des roseaux, milans noirs ou aigrettes garzettes, hérons cendrés, spatules…
Le travail, l’homme, les digues, les remblais l’ont reliée comme par un cordon ombilical à trois autres des îles de l’estuaire (du Nord, Cazeau et de Macau) pour former aujourd’hui une vaste bande de terre de 12 kilomètres de long appelée la Grande Ile. Vue du ciel, elle paraît comme un long filet vert cerné par les flots limoneux et marron de la rivière. Entre le bec d’Ambès, où se joignent Garonne et Dordogne, et la pointe de Grave, où les deux mêlées se jettent dans la mer, il y a neuf îles.
L’estuaire de la Gironde est le plus vaste d’Europe occidentale : 635 km², 75 km de long et 12 km de large… D’un côté, le Blayais, de l’autre le Médoc. Un bac relie les deux rives, entre Blaye et Lamarque. Aujourd’hui, c’est le Sébastien-Vauban qui fait le service. Il a dû s’adapter aux normes écologiques et ne pas rejeter dans la rivière les eaux usées, ce dont son prédécesseur, le Côtes-de-Blaye, se dispensait sans vergogne.
Une porte vers la mer
Là, sur la rive gauche, de Macau à la pointe de Grave, ce sont les vignes qui ont poussé sur une plaine alluviale et donné de très grands crus : margaux, saint-julien, saint-estèphe… Plus on descend vers l’embouchure, plus les marais et les dunes leur reprennent petit à petit la vedette. De l’autre côté, rive droite, les vignes grimpent le long de coteaux. Ce sont les vignobles de Blaye et de Bourg : rien à voir en qualité avec la rive d’en face, mais les collines offrent au touriste de très belles vues sur le fleuve et sa lenteur.
Au nord, on trouve même de grands marais, entre Saint-Ciers et Braud-et-Saint-Louis, lieu qui doit sa notoriété à une centrale nucléaire dont la lourde silhouette écrase le paysage et qui a suscité de nombreuses frondes à sa mise en service en 1981. L’eau de l’estuaire, pompée par des canalisations sous-marines, refroidit le réacteur. Beaucoup des habitants de l’endroit, qui ont fini par s’habituer à sa présence, la considèrent toujours comme une grave menace.
Ces deux rives jumelles ont inspiré un joli livre, L’Adieu au fleuve (Filigranes Editions, 2015), à deux artistes bordelais : un photographe, Christophe Goussard, et un écrivain, Christophe Dabitch. Chacun des deux a remonté l’un des deux côtés de l’estuaire, en en tirant l’un des photos, l’autre des textes. « L’estuaire reste plein de mystères, raconte Christophe Dabitch. C’est en apparence un désert d’eau, et il est en fait plein de vie. Le rapport au temps y est très particulier. Le fleuve, à cause des marées, va dans les deux sens. On ne sait jamais s’il monte ou s’il descend. » Le mascaret, cette vague créée par le choc du fleuve se jetant dans la mer et qui le remonte sur une centaine de kilomètres, accompagne chaque journée. Au temps des grandes marées, il peut même par endroits se surfer.
A Blaye, la citadelle garde cette porte vers la mer. C’est l’un des plus beaux et l’un des mieux placés des forts de Vauban de France (qui fut en fait bâti par François Ferry entre 1685 et 1689, Vauban n’ayant fait que superviser la construction), inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2008. Sur la rive opposée, le fort Paté, sur l’île du même nom, et le fort Médoc complètent ce que l’on appelle le « verrou de l’estuaire ».
Vingt-cinq hectares de terrain abritent des bâtiments encore en très bon état, 1,5 km de remparts, un ancien couvent, une prison, une poudrière, et une vue qui, aujourd’hui où les temps sont plus pacifiques, ne sert plus de vigie mais d’observatoire. Rien de solennel pourtant dans ce lieu où l’on peut venir pique-niquer, passer du temps, se promener et qui reste en accès libre. En 1977, Alain Corneau y avait situé plusieurs scènes de son film La Menace, dans lequel Yves Montand était victime d’une sombre machination. Aujourd’hui, des restaurants et des commerçants locaux occupent le lieu.
Un entrelacs de ruelles étroites
La citadelle de Blaye est l’un des bâtiments les plus connus de la région. Son bel état de conservation et sa notoriété ont rejeté dans l’ombre une petite sœur plus discrète mais entourée d’un écrin encore plus somptueux. A mi-chemin entre Blaye et Saint-André-de-Cubzac, le village de Bourg-sur-Gironde s’étire paresseusement au bord de la Dordogne.
2 200 habitants, des maisons qui grimpent le long de la falaise, une « ville haute » et une « ville basse », dans lesquelles naquirent le secrétaire d’Etat du Front populaire Léo Lagrange et le cinéaste Emile Couzinet, gloire du « nanar » girondin, auteur entre autres des immortels Le Club des fadas (1939) et Trois vieilles filles en folie (1952). Un bel hôtel du XVIIIe siècle, l’hôtel de la Jurade, domine le village. On descend par une rue qui mène à la porte du Fort, reste des fortifications. Un entrelacs de ruelles étroites offre par éclairs, comme arrachés au paysage, des vues magnifiques sur le fleuve. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Entre Dordogne et Garonne, sur la route avec les Templiers
C’est à cette hauteur que se situait l’ancienne citadelle, démolie en 1664 et remplacée depuis par une chartreuse construite en 1723 et restaurée après guerre. Dessous, enfouies à onze mètres de profondeur, se trouvent des cuves à pétrole, creusées dans d’anciennes carrières de pierre. En juin 1940, les occupants les ont récupérées pour y stocker les produits que leur livraient les bateaux italiens. En 1944, l’armée allemande piège les cuves et reçoit l’ordre de les faire sauter en partant. Heureusement, comme le général Dietrich von Choltitz à Paris, le responsable local désobéira, et Bourg, qui aurait été à jamais défigurée par l’explosion, a gardé sa beauté.
Autre témoin de l’histoire : un pétrolier, le Clizia a été sabordé par la marine allemande pour éviter qu’il ne tombe aux mains des FFI. Depuis, il gît toujours au fond de l’eau, gardien invisible des flots. Carnet de route
Y aller
TGV jusqu’à Bordeaux ou Libourne depuis plusieurs villes de France, puis bus ou voiture jusqu’à Blaye.
Se loger
La Citadelle A Blaye, un trois-étoiles charmant, dont le restaurant offre une vue superbe sur la citadelle et l’estuaire. Chambre double autour de 120 euros la nuit. 5, place d’Armes. Tél. : 05-57-42-17-10.
Visiter, voir
Bac Blaye-Lamarque Tarif adulte : 3,10 euros en haute saison. Neuf départs en semaine, toutes les heures et demie.
Citadelle de Blaye Elle est ouverte 24 heures sur 24. Visites guidées par les souterrains tous les jours, sauf le 25 décembre et le 1er janvier.
Citadelle et Musée de Bourg-sur-Gironde Ouvert tous les jours du 1er juin au 30 septembre. Visites guidées obligatoires à 10 heures, 11 h 30, 14 heures, 15 h 30 et 17 heures. Tél. : 05-57-68-40-04.
Lire
L’Ile verte, de Pierre Benoit (Albin Michel, 1932). Ne se trouve plus que d’occasion.
L’Adieu au fleuve, de Christophe Dabitch, photos Christophe Groussard (Filigranes, 2015).