Pascal Blanchard, historien et co-directeur du Groupe de recherche Achac et Gilles Boëtsch, anthropologue et directeur de recherche émérite au CNRS, ont co-dirigé l’ouvrage Le Racisme en images qui paraitra aux Éditions de La Martinière le 21 octobre 2021. En analysant près de 250 images, ils décryptent les différentes strates de la haine de l’autre dans une perspective à la fois historique, culturelle et thématique. Nombreux sont les supports qui ont véhiculé la représentation de l’autre comme un être inférieur, stigmatisé dans sa différence, que celle-ci soit ethnique, religieuse, culturelle ou sexuelle. Ils relèvent d’une culture visuelle qui a contribué pendant des siècles à façonner des relations tronquées, marquées par la violence, que les deux auteurs appellent avec ce livre à déconstruire. Dans ce cadre, 16 personnalités ont été invités à porter leur regard sur ces images (Rachid Benzine, Lilian Thuram, Pap Ndiaye, Didier Daeninckx, Benjamin Stora, Delphine Diallo, Leïla Slimani, Abd Al Malik, Michel Wieviorka, Alain Mabanckou, Lucien Jean-Baptiste, Johann Chapoutot, Rachida Brakni, Achille Mbembe, Pascal Ory, Chantal Meyer-Plantureux). Ils présenteront cet ouvrage en avant-première lors des Rendez-vous de l’histoire de Blois, ce dimanche 10 octobre de 14h30 à 16h dans la Halle aux grains, aux côtés de Renaud Dély, Alain Mabanckou et Chantal Meyer-Plantureux.
Le sens des images, le discours des racismes
Les discours savants relatifs à l’idée de « race », leur diffusion à partir du XVIIIe siècle et leurs effets sur les sociétés humaines ont fait l’objet d’une multitude de travaux. Mais aucune recherche systématique et globale ne s’est attachée aux imaginaires et aux images dans une dimension internationale. L’objet de cet ouvrage est d’identifier ces images qui, siècle après siècle, ont produit une culture visuelle que l’on peut qualifier de destructrice des individus et des identités.
Avant l’image s’affirme la « race »
Sans l’invention de la « race », l’image raciste n’existerait pas. Au cœur des discours savants européens qui émergent à partir du XVIe siècle, l’idée de « race » sert à désigner, recenser et classer les différences physiologiques et morphologiques observables à travers le monde. Dans la volonté d’élaborer un savoir à prétention scientifique, les diversités corporelles sont déclinées en phénotypes visant à caractériser peu à peu la nature de l’« autre ». Se voulant « objective », la théorie raciale ajoute aux apparences physiques variées des populations leurs tempéraments et leurs capacités intellectuelles et cognitives.
Le poids des images doit être évalué à l’aune de ce mécanisme cognitif qui fixe des normes « typologiques ». Dans le « nouvel ordre » du monde fondé par la classification « raciologique », rien n’est uniforme, ni inscrit dans une cohérence totale, car les enjeux idéologiques sont susceptibles d’évoluer, certaines images se contredisant, voire s’opposant. La production iconographique est due à des cultures « savantes », à des États et des officines officielles, mais aussi à des marques (publicités) et à des artistes et publicistes indépendants. La force de ces images provient de leur capacité à ne répondre à aucune autre règle que celle de provoquer une réaction/émotion auprès des opinions publiques.
Ce « jeu » des représentations et des mises en catégories aboutit à un ensemble de sociétés binaires, séparant « civilisés » et « sauvages », autochtones et étrangers, les « Blancs » et les « Noirs », les Sarrasins et les chrétiens, les Juifs et les autres, les Caucasiens et toutes les minorités « non blanches » (y compris les Irlandais et les Italiens aux États-Unis). Et l’effet miroir est pour ainsi dire inexistant : l’autre « racialisé » ne peut guère répondre, sinon de manière très exceptionnelle – campagnes antiesclavagistes aux États-Unis, discours anticolonialistes, lutte contre l’apartheid.
Un processus ancien
Ce processus est commun à toutes les sociétés, cultures et civilisations, de toutes les époques, mais il prend une nouvelle dynamique lorsque se structure un discours racialisant et hiérarchisant en Europe. Cherchant son identité « unificatrice », celle-ci exclut régulièrement les musulmans et les juifs, tandis que les Européens ayant migré sont à l’origine, sur d’autres continents, de la mise en esclavage des « Noirs » et de l’extermination des Amérindiens. Dès lors, l’image de l’autre (qu’il soit monstre, étranger, marginal, être réel ou fictif) devient un « passage obligé » du mécanisme de mise à l’écart et de stigmatisation.
Dès l’Antiquité, les peuples qui se disaient « civilisés » considéraient comme « barbares » tous les autres, bien que cette différenciation ne s’accompagnât pas de catégorisation physique. Par la suite, la césure entre Grecs et « barbares », puis entre Romains et non-Romains sert de fondement à la construction de la notion d’altérité. Au Moyen Âge, la littérature et l’iconographie commencent à distinguer les peuples européens (Germains, Saxons, Celtes, Francs, Ibériques, Gaulois…) des populations non européennes (Maures, « Nègres », Ottomans, Chinois…), mais cette dichotomie du monde n’est pas hiérarchisée, et la couleur de la peau est secondaire par rapport à la vision duale chrétiens/non-chrétiens ou civilisés/barbares.
La science est en devenir, et les premiers voyageurs européens (tel Marco Polo) peinent à donner des explications cohérentes de la diversité humaine – leurs textes fourmillant de stéréotypes comme de contes et légendes sur les peuples exotiques. À partir de la Renaissance, le terme generatio (« race ») devient usuel, mais sans caractère discriminant, jusqu’à ce que François Bernier établisse dans le Journal des Savants (1684-1688) un classement en cinq grandes « races » humaines, non plus selon les origines géographiques, mais en fonction de la couleur cutanée. Puis les travaux de Carl von Linné brisent la théologique chrétienne en intégrant l’homme au règne de la nature, ce qui lui donne un statut d’objet scientifique.
L’invention de la « race »
L’idéologie raciste superpose les faits de nature (biologie) et de culture pour fonder un ordre social imaginé à partir de caractéristiques distinctives et spécifiques à chaque « race ». De ce fait, la notion de diversité culturelle devient inséparable des attributs morphologiques attribués à tel ou tel groupe humain. Dans cette dynamique de construction des « races », les écrits de Georges-Louis Leclerc de Buffon sont déterminants, même s’ils ne reposent que sur des témoignages de divers voyageurs, auxquels succéderont les travaux plus « scientifiques » de Petrus Camper sur l’angle facial ou ceux de Johann Friedrich Blumenbach sur le volume crânien. Désormais, les « espèces humaines » sont séparées en groupes de manière rigoureuse et hiérarchisante, auxquels sont associés des morphotypes qui deviennent rapidement des stéréotypes. Les corps sont décrits, les visages dessinés, les crânes mesurés, et les cultures édifiées. Afin que cette nouvelle grille de lecture du monde soit comprise de tous, il faut la rendre tangible et concrète, alors que les gens sont en très grande majorité sédentaires, ne lisent pas, ni ne voyagent. Il est nécessaire qu’ils croient ce qu’ils voient, en l’occurrence des images.
Le royaume mondial de l’image
À partir de la fin du XVIIIe siècle, la culture de l’image évolue vers une diffusion massive à travers la presse, la peinture et le dessin, puis l’affiche et la photographie, jusqu’aux prolongements plus récents que sont la carte postale, les magazines, le cinéma et les réseaux sociaux. Dans le même temps, le message politique et la publicité s’emparent des images, connaissant au XIXe siècle une croissance sans précédent. L’illustration passe d’une transmission élitiste, par le biais des arts de la peinture et de la sculpture, à des supports reproduits à des millions d’exemplaires. La presse grand public et la littérature populaire font de l’image leur argument majeur pour capter le lectorat.
En fabriquant les « types » et les « catégories raciales », les images concrétisent ces « théories » savantes. Elles génèrent des stéréotypes, ces constructions sociales réunissant des individus en une personnalité collective censée les incarner, qui s’immiscent dans la vie quotidienne. Sur cette base, le discours politique entreprend de légitimer les rapports de pouvoir et de domination entre les groupes humains. Poussée à ses extrêmes, cette pensée politique nourrit la propagande du Ku Klux Klan, l’esprit colonialiste tant européen que japonais, est au cœur de l’idéologie nazie ou du régime de l’apartheid en Afrique du Sud, et justifie les génocides de l’Empire ottoman ou ceux commis, plus tard, au Cambodge et au Rwanda.
Définir une « image raciste »…
Dire d’une image qu’elle est « raciste », c’est à la fois facile et impossible. De nos jours, nous considérons nombre d’images savantes publiées dans d’anciens traités d’anthropologie comme « racistes », et nous reconnaissons immédiatement des images xénophobes véhiculées par des partis et mouvements politiques extrémistes. Mais, face à des représentations publicitaires, artistiques ou humoristiques, il est plus difficile de faire preuve de discernement. De même, il est complexe de définir la nature d’images qui, sans être explicitement « racistes », fabriquent du préjugé, de la hiérarchie et de l’exclusion.
C’est afin de « catégoriser » ces différents corpus que nous avons regroupé les images choisies pour cet ouvrage en une quinzaine de thématiques croisant différentes sources iconographiques. Le principe qui a guidé notre approche a été de chercher à « tracer » les mécanismes de ces divers modes d’expression, tout en proposant à plusieurs personnalités – chercheurs, artistes et écrivains de livrer leur ressenti sur une image en particulier.
Associant l’émotionnel et l’irrationnel, l’image a pour effet de démultiplier la puissance des discours savants et des slogans politiques. Elle ne cherche pas à prouver, mais utilise la répétition pour toucher les imaginaires. Elle choisit des chemins variés, parfois imprévisibles, dans l’art, la caricature, l’humour, qui aboutissent souvent à une violence visuelle. Les corpus iconographiques sélectionnés ici, dans toutes leurs dimensions et leur diversité, donnent à voir les méandres de la pensée raciste et, surtout, les voies que celle-ci emprunte pour fixer les stéréotypes. Alors que les images racistes continuent à irriguer notre quotidien, il nous a paru indispensable d’entreprendre ce travail de déconstruction.