Dans la famille Ibrahimi, on est musicien de génération en génération. Le père et les fils jouent des instruments traditionnels afghans, le tabla (percussion) et le rabâb (instrument à cordes traditionnel). Mais les artistes sont devenus des cibles en Afghanistan. « Les talibans ne veulent pas de musiciens. S’ils en trouvent, ils les tuent. Si je n’étais pas parti… Je serais mort », témoigne Ibrahim Ibrahimi, père de la famille Ibrahimi
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Depuis des années déjà, il subissait les intimidations et les menaces des talibans. En Afghanistan, Ibrahim Ibrahimi se produisait à la radiotélévision nationale (ART) : son visage était reconnu, tout comme son nom. « Toute ma famille s’appelle Ibrahimi », souligne-t-il. Par crainte pour leur vie à tous, il décide donc de quitter le pays avec ses proches lorsque les talibans prennent le pouvoir en août 2021.
Il n’a alors aucun doute sur les intentions du groupe armé : « Ils sont entrés chez moi, ils nous ont pillés, il ne nous reste plus rien. Quant à mon bu reau, à la radiotélévision, on peut le voir sur internet : ils ont détruit tous les instruments de musique. »
À la tête de l’Afghanistan entre 1996 et 2001, les talibans avaient interdit la musique. Déjà à l’époque, Ibrahim Ibrahimi avait quitté le pays. Cet été, après le retrait des troupes américaines et la prise de Kaboul, les talibans n’ont pas encore officiellement banni l’exercice de la musique mais sa diffusion est interdite dans les lieux publics, à la radio ou à la télévision, et les écoles de musique sont fermées.
Ibrahim Ibrahimi exerçait également comme professeur en Afghanistan, il s’inquiète pour ses élèves restés sur place. « La situation est très grave, car les talibans ont tout interdit. Mes élèves se cachent. S’ils se montrent, ils pourraient être arrêtés et assassinés par les talibans ».
Fuir sans son instrument
Le 20 août 2021, le professeur et musicien quitte donc le pays dans la précipitation, sans bagages et surtout sans instruments. Seize membres de sa famille, de la grand-mère de 75 ans à la petite-fille de deux ans, le suivent.
En France, il retrouve Humayoun Ibrahimi et Haroon Ibrahimi, deux de ses fils. Musiciens également, ils ont quitté le pays ensemble cinq ans plutôt, après avoir été agressés par les talibans. « C’était très difficile, nous avions une bonne vie, se souvient Humayoun Ibrahimi, qui a cheminé difficilement à travers l’Europe. Nous sommes passés par l’Iran, la Turquie, la Grèce, l’Italie. Pendant deux ans, nous étions sur la route pour arriver jusqu’en France. » Aidés par l’association L’atelier desartistes en exil, les deux frères continuent d’exercer leur métier en France, et souhaitent la même chance à leur famille. O Il n’y a plus d’espoir pour mon pays », rencontre avec le musicien afghan Humayoun Ibrahimi
Dans le cercle familial, Humayoun Ibrahimi, 26 ans, est le seul à savoir s’exprimer en français et en anglais. Il prend donc en charge la famille nouvellement arrivée. « J’ai beaucoup de responsabilités sur les épaules, et je n’en dors plus la nuit… Mais je suis heureux de les revoir, en vie… Heureux mais inquiet pour mes proches qui sont restés là-bas, et pour tous les Afghans, toute cette situation », résume-t-il. Depuis son départ, Humayoun Ibrahimi n’avait pas revu sa famille. Et après cinq années de séparation, ils se réjouissent de pouvoir de nouveau jouer ensemble.
« Je vais jouer, je vais défendre cette musique »
Le jeune homme est joueur de tabla, comme son père. Il a d’ailleurs appris à jouer à ses côtés et se souvient avec tendresse de son apprentissage en Afghanistan. « Mon père ne voulait pas que je choisisse la musique, c’était déjà trop dangereux… Mais un jour, alors qu’il rentrait à la maison, il a entendu le son du tabla. Son élève était parti, il s’est demandé qui jouait. Et il m’a découvert. J’étais en panique, mais il a bien voulu me donner des leçons… à condition que je privilégie les études ».
Dans les studios de France musique, Humayoun, joue pour la première fois depuis cinq ans avec son père. Il est impressionné par le talent du Ustâd (maître) Ibrahimi : « Je n’ai pas son niveau, je vais seulement essayer de jouer avec lui », prévient-il, humble. Pour la première fois, il joue aussi avec son petit-frère, Yousuf Ibrahimi, 16 ans, joueur de râbab, arrivé avec sa famille en août. « Quand je suis parti, il était trop petit pour jouer, mais maintenant il peut nous accompagner », explique-t-il fièrement.
Ils jouent le répertoire afghan, composé de musique classiques et folkloriques. Des morceaux qu’ils ne pourraient pas jouer publiquement dans les rues de Kaboul… Sur leurs visages, les sourires en disent long.
Sur les 16 membres de la famille Ibrahimi, dix sont musiciens. Ils n’ont pas pu emporter leurs instruments dans leur fuite, ce qu’ils soulignent avec amertume. En attendant , ils se font prêter des instruments, mais jouer de concert reste difficile.
Désormais représentants d’une culture musicale en danger, la famille Ibrahimi espère malgré les difficultés, pouvoir continuer à jouer et enseigner. « Je vais jouer, je vais continuer mon métier, je vais inviter les autres à jouer, je vais défendre cette musique, cette culture afghane, assure, déterminé, Humayoun Ibrahimi. Je ne vais pas laisser les talibans dire que la musique c’est interdit. Pourquoi ? Pour quelle raison ? Donnez-moi une raison ! La musique, c’est important pour la vie, on ne peut pas vivre sans musique ».