A la (re)découverte des classiques africains (5). Dans ce livre publié en 1968, l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma règle ses comptes avec « l’ère de la bâtardise » inaugurée par des dirigeants qu’il juge illégitimes.
Par Kidi Bebey
Ceux qui l’ont connu se souviennent de sa stature de colosse, de son rire tonitruant, de sa simplicité et, aussi, de son embarras lorsqu’il devait s’exprimer en public. Piètre orateur, Ahmadou Kourouma n’en aimait pas moins profondément les mots, au point de collectionner les dictionnaires par dizaines.
Doué depuis l’enfance pour les chiffres, l’auteur ivoirien alignait de jour les statistiques en tant que professionnel des assurances. La nuit, il s’ouvrait à l’autre part de lui-même pour s’immerger dans l’écriture de textes, cherchant longuement à combiner propos, images et rythme jusqu’à ramener son butin : des livres dont la langue devait autant à sa culture d’enfance qu’au regard critique qu’il portait sur les sociétés africaines et le monde.
Né en 1927 dans un petit village de Côte d’Ivoire, Ahmadou Kourouma a baigné dans les traditions de l’ethnie malinké. Élevé par un oncle paternel, il a été initié aux secrets et aux rites de la confrérie des chasseurs. « Son génie, dit le biographe Jean-Michel Djian, est d’avoir créé une langue dans laquelle sa langue orale maternelle lui sert de guide pour fabriquer, violer, détourner, provoquer la langue française en permanence. Et de cela, il fait une œuvre. »
Esprit frondeur
L’école, où il lui est interdit de parler autre chose que le français, révèle ses dons en mathématiques, ses capacités sportives et… son esprit frondeur. A 20 ans, il débute des études supérieures techniques à Bamako mais finit par être renvoyé en Côte d’Ivoire pour indiscipline. Il est alors enrôlé comme tirailleur « sénégalais » et envoyé en Indochine. Il ne rentrera dans son pays qu’après les indépendances, une fois terminées ses études à l’Institut des actuaires de Lyon.
Son premier roman, Les Soleils des indépendances, met en scène un personnage de mendiant éperdu, Fama Doumbouya, noble des temps anciens que l’avènement d’une nouvelle ère politique, dans les années 1960, a laissé au bord du chemin. Ruiné, déchu, déboussolé, le prince du Horodougou a quitté sa province pour la capitale et tente tant bien que mal d’y survivre.
On le découvre au début du livre, pressé de se rendre à des funérailles où il espère emporter une part des offrandes distribuées à l’issue de la cérémonie. Arrivé en retard, Fama subit les railleries d’un griot ignorant de sa lignée. L’aristocrate offensé fait mine de se battre pour ne pas perdre la face, mais finit par accepter la somme qui lui est offerte en guise de réparation. Son attitude pitoyable ne trompe pas : « Fama allait se trouver aux prochaines comme à toutes les cérémonies malinké de la capitale ; on le savait ; car où a-t-on vu l’hyène déserter les environs des cimetières et le vautour l’arrière des cases ? »
Dans ce roman réquisitoire, Ahmadou Kourouma règle ses comptes avec « l’ère de la bâtardise » inaugurée par des dirigeants que l’écrivain juge illégitimes. Au lieu d’ouvrir à l’Afrique des horizons radieux, les « soleils » des indépendances ont brûlé le passé, anéanti l’espoir des peuples et permis à une minorité d’individus de tirer profit du grand sauve-qui-peut du changement politique.
Enfants soldats
« Qu’apportèrent les indépendances à Fama ?, interroge Ahmadou Kourouma. Rien que la carte d’identité nationale et celle du parti unique. Elles sont les morceaux du pauvre dans le partage et ont la sécheresse et la dureté de la chair du taureau. Il peut tirer dessus avec les canines d’un molosse affamé, rien à en tirer, rien à sucer, c’est du nerf, ça ne se mâche pas. »
D’abord refusé par les éditions du Seuil et Présence africaine, le manuscrit remporte un concours littéraire au Canada et paraît aux Presses universitaires de Montréal en 1968. Finalement publié par le Seuil en 1970, le roman n’a cessé depuis lors d’être réédité.
Ahmadou Kourouma, lui, demeure pendant vingt ans l’auteur d’une seule œuvre. Puis trois romans paraissent : Monnè, outrages et défis (1990), En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) et le flamboyant Allah n’est pas obligé (2000). Cette tragédie mettant en scène des enfants soldats remporte en France le prix Renaudot et le Goncourt des lycéens. Là encore, l’intranquille Ivoirien fustige le mépris des dirigeants africains pour le sort de la jeunesse. Mort en 2003, il laisse une œuvre exigeante et éminemment originale.