4 juillet 2021 Par Antoine Perraud
Gros plan sur l’expulsion d’un père de famille géorgien en Ardèche. L’intégration était patente, comme l’injustice qui y met fin. La mobilisation des militantes de RESF prend une dimension exemplaire, dans une France en proie à ses démons.
· Bernard Bècheras, membre de CCFD-Terre Solidaire, raconte ce mardi 22 juin 2021 de sinistre mémoire : « Ce jour-là, c’était mon tour, au nom de notre collectif d’associations, d’accompagner à la gendarmerie de Tournon-sur-Rhône, pour qu’ils y signent leur assignation à résidence, Dimitri et Madlena, que je connais depuis huit ans maintenant. Nous arrivons à 9 heures. D’habitude – c’est-à-dire deux fois par semaine –, ça prend deux minutes et on les ramène dans leur maison, sur le plateau, à un petit quart d’heure en voiture. Mais là, un fonctionnaire nous demande de nous asseoir. Mauvais pressentiment. Ensuite, un chef vient chercher Dimitri : nous ne l’avons plus revu. »
Bernard Bècheras ajoute : « Il n’avait rien sur lui, sinon un téléphone portable sans chargeur et son passeport. Quand Madlena a voulu lui faire passer les deux billets de 20 euros qu’elle avait dans son sac, un gendarme a répondu cyniquement : “Il n’a besoin de rien d’autre que son passeport.” Dimitri a envoyé un texto à 11 heures pour annoncer qu’il allait être emmené au centre de rétention administrative de Lyon-Saint-Exupéry. On a su ensuite qu’il avait été expulsé vers la Géorgie. En 2017, le couple tremblait à l’idée que Marine Le Pen soit élue. Elle n’est pas passée et c’est l’autre qui fout Dimitri à la porte. »
Partout en France, les mêmes infamies adviennent, dans une passivité souvent générale : est-ce pour autant qu’il faut s’y habituer, banaliser l’horreur administrative, oublier l’humanité d’une minorité agissante qui résiste et sauve l’honneur de ville en ville ?
Les expulsions d’étrangers du sol national arrachent souvent à la France des personnes aussi honnêtes qu’est irrégulière leur situation. La bureaucratie n’y voit que statistiques, cases et quotas, là où des militants au grand cœur distinguent injustices flagrantes à dénoncer.
« Quel gâchis ! L’argent de l’État avait été investi dans l’éducation des enfants et voici qu’arrive le bannissement du père de famille, véritable coup de hache dans une vie », nous déclare Mathilde André, trésorière de RESF (Réseau éducation sans frontières) à Tournon-sur-Rhône (Ardèche), à propos de l’arrestation de ce Géorgien, père de quatre enfants – dont deux ayant vu le jour en France –, placé contre son gré dans un avion pour Tbilissi le 23 juin.
Mathilde André, née en Autriche et persuadée que « la diversité fait toujours la richesse », avait proposé la petite maison de village qu’elle possède avec son mari à Saint-Barthélémy-le-Plain pour loger, contre un loyer plus que modique, Dimitri Barbakadzé, sa femme Madlena et leurs enfants installés dans un appartement minuscule de Tournon, alors que l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et des apatrides) venait de les retoquer.
Un code d’honneur perfide et glacé
Originaire du même village d’Abkhazie, Dimitri et Madlena ont fui cette magnifique région du Caucase où règne encore un code d’honneur perfide et glacé : pas question, pope en tête, de marier ces deux jeunes gens pour des raisons obscures mais constituant un cas avéré de mésalliance. Et quand le couple, en dehors des liens sacrés de l’hymen, donne naissance à deux garçons, ceux-ci sont considérés et traités comme des « enfants du diable » devant être éliminés, selon la loi ancestrale.
Les parents et leurs deux rejetons malmenés ont fui leur village hostile et terrifiant. Ils sont arrivés en France le 28 février 2013. Aviva Wolf, présidente de RESF à Tournon de 2010 à 2020, reconnaît que cette situation tragique – Madlena a failli être lapidée – « échappe à notre culture occidentale qui peine à saisir une logique clanique marquée par la vendetta ».
Toujours est-il que l’Ofpra et la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) n’y comprennent goutte et soupçonnent ces Géorgiens d’appartenir à une mafia quelconque, à l’instar des Albanais, également regardés d’un œil suspicieux par ces deux institutions prétendues protectrices mais parfois gangrénées par le sens commun – donc le racisme ambiant…
« Avec la politique du chiffre, n’importe qui se retrouve dans le collimateur et le pouvoir tout comme les rouages qu’il contrôle font ce qu’ils veulent avec la loi », soupire Anne-Marie Nantes, née en 1938 et doyenne de ces activistes ardéchoises de RESF. Pas question de s’avouer vaincu : « Nous nous plantons tous les jours à 13 heures devant la sous-préfecture de Tournon pour obtenir un rendez-vous – qui nous fut toujours refusé – avec les autorités afin de plaider la cause de cette famille géorgienne. Nos interlocuteurs, qui se dérobent, font pourrir la situation. Ils espèrent qu’après l’expulsion de Dimitri, Madlena partira le rejoindre avec ses quatre enfants, de guerre lasse. Un fonctionnaire lui a déjà suggéré de s’intéresser à l’aide au retour. »
Il arrive que les militantes irréductibles de RESF, épaulées par le collectif d’associations, se fassent agresser verbalement par des individus d’extrême droite, raconte Anne-Marie Nantes : « On entend alors l’habituel “ces étrangers n’ont qu’à retourner chez eux”, accompagné d’un tout aussi traditionnel “et puis ils n’ont qu’à trouver du travail s’ils veulent rester en France” – alors que tout est fait pour que les étrangers en question n’aient aucun accès au marché du travail. »
Katia Fourel, actuelle présidente de RESF Tournon 07, soulève un lièvre politique : « Nous sommes dans une démocratie représentative, mais nous n’avons pas le droit de représenter les étrangers injustement expulsés de toutes les villes de France. Dimitri a été placé illégalement dans un centre de rétention. La loi stipule en effet que seuls les étrangers qui ne respectent pas l’assignation à résidence sont passibles du centre de rétention. Dimitri aurait été libéré au bout de 48 heures par un juge des libertés, mais son expulsion s’est faite en moins de 24 heures, d’une façon déloyale. »
Katia Fourel a déjà vécu, à Tournon, un épisode douloureux avec une famille albanaise : « L’épée de Damoclès d’une expulsion était pour eux si redoutable qu’ils ont fui sans nous prévenir leur petit logement. Nous avons retrouvé les cartables des enfants sur la table et le réfrigérateur encore plein. Ils étaient partis avec quelques vêtements pour se “réanonymiser” dans une autre ville. »
Mathilde André, trésorière locale de RESF, pointe les traumatismes qui s’accumulent : « Les deux garçons ont pu se reconstruire en étant suivis par un CMPP [Centre médico-psycho-pédagogique]. L’aîné de 16 ans allait entrer en apprentissage en mécanique. La famille était serviable, généreuse et intégrée. Dans le village, leur maison accueillait tous les enfants voisins pendant les vacances scolaires et Dimitri cultivait son jardin en donnant tout son surplus de fruits et légumes à une association d’entraide alimentaire. »
Notre pays se déshonore par de tels actes de violence qui déstructurent le tissu social et liquéfient nos lois.
Lettre ouverte au préfet, au ministre de l’intérieur et au président de la République
Aviva Wolf, l’ancienne présidente, insiste sur « la tendresse, la finesse et la beauté » qui émanaient de ce couple : « Ces qualités rejaillissaient sur tout le monde. Là, il y avait du ruissellement, du vrai – contrairement à la fable économique… » Mme Wolf pense aux quatre enfants : « Nous avons vu les garçons nés en Géorgie grandir, s’épanouir et se libérer de leurs failles les plus sévères. Et voici maintenant que les deux filles nées ici, qui ont eu droit à une enfance, découvrent une réalité traumatisante alors qu’elles n’avaient pas vu le coup venir. »
Pourquoi n’y a-t-il que des femmes dans la section de RESF à Tournon-sur-Rhône ? « Parce que les hommes sont plus fragiles, dit d’une voix douce Aviva Wolf. Nous nous sommes pleinement engagées une fois que nous avons pu avoir du temps, nos enfants éduqués puis partis vivre leur vie. Nos maris ou compagnons préfèrent être derrière nous : ils nous soutiennent mais veulent pouvoir s’abstraire. »
Tenaces et inflexibles, les Antigone ardéchoises du droit d’asile ont confectionné une lettre ouverte au préfet ainsi qu’au ministre de l’intérieur et au président de la République – elle a été mise en ligne dans le Club de Mediapart : lire ici. On y trouve cette question imparable : « Si les enfants ne peuvent pas être expulsés, pourquoi leurs parents ne sont-ils pas régularisés pour pouvoir enfin travailler, vivre tranquillement, et leur construire un avenir, comme tout autre parent ? »
Avant qu’un cri d’indignation n’exprime ce que ressent plus ou moins confusément le corps social en France : « Nous sommes nombreux à être en colère et à nous insurger contre ces décisions inhumaines, prises par un préfet de la République ayant le pouvoir de briser une famille qui, selon ses propres mots, “ne présente pas de risque pour la société française”, au mépris de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de la Déclaration des droits de l’enfant, et de la loi française. Notre pays se déshonore par de tels actes de violence qui déstructurent le tissu social et liquéfient nos lois. »