Le quotidien Sud Ouest publie ce dimanche une longue interview de Sergio Tornaghi, cet ancien des Brigades Rouges réfugié en France depuis 1983 et à nouveau menacé d’extradition vers son pays d’origine à la demande du gouvernement italien. Nos avions publié il y a des semaines sur ce blog une longue interview alors exclusive de Tornaghi réalisés par notre confrère Christophe Dabitch. C’est également lui l’auteur de cet entretien pour le journal dominical que nous vous proposons pour compléter notre propre dossier. La rédaction d’Ancrage.
Par Christophe Dabitch
Publié le 03/07/2021 à 18h38
Sergio Tornaghi a été arrêté chez lui, en Dordogne, le 28 avril, puis relâché le lendemain. L’Italie demande pour la troisième fois son extradition ainsi que celles de neuf autres militants d’extrême gauche des années 1970 condamnés dans leur pays. Entretien
Comment s’est passée, le 23 juin dernier, votre première audience devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris qui va se prononcer sur la demande d’extradition ?
L’avocat général et la cour demandent à l’Italie d’être plus claire sur ses exigences. Les juges ne comprennent pas pourquoi certaines pièces du dossier sont manquantes. Ils veulent des traductions supplémentaires pour pouvoir juger en clarté. L’audience a été reportée au 29 septembre.
Pourquoi la justice française a refusé deux fois votre extradition ?
En 1986, le président de la cour de Paris (la chambre de l’instruction, NDLR) a conclu, sur la base du dossier, que je n’avais pas participé à l’homicide dont on m’accuse, d’une façon ou d’une autre.
En 1998, la Cour de Bordeaux a refusé l’extradition parce qu’en Italie une personne condamnée par contumace ne pouvait pas être rejugée, contrairement à ce qui se fait en France. L’Italie a depuis changé sa loi mais un nouveau procès est soumis à l’appréciation d’un juge. Il peut le refuser si, par exemple, le condamné était à l’époque au courant de son procès. Je l’étais par la presse, il n’y aura donc pas de nouveau procès. Le représentant de l’État italien a confirmé cela lors de la première audience à Paris.
Dans les années 1970 et 1980, 400 personnes avaient été victimes du terrorisme en Italie. Sept anciens membres des Brigades rouges condamnés dans leur pays et réfugiés en France ont été arrêtés mercredi 28 avril dont un à Périgueux, Sergio Tornaghi, qui nie les faits
« Avec ma condamnation à perpétuité, l’Italie peut me pourchasser jusqu’à ma mort »
Pensiez-vous revivre cette situation ?
Mon avocat m’a prévenu il y a un an et j’ai très mal vécu cette période d’attente. En 1985, j’étais en cavale depuis deux ans et je ne voulais plus vivre clandestinement, avec la peur d’être arrêté. J’étais prêt à partir en Italie. La justice française a décidé que je pouvais rester et pour moi, c’était définitif. J’ai commencé une nouvelle vie, je me suis marié, j’ai eu des enfants, j’ai travaillé et j’ai mené une vie normale jusqu’à la deuxième demande d’extradition en 1998. Aujourd’hui, vingt-trois ans après, ça recommence. Avec ma condamnation à perpétuité, l’Italie peut me pourchasser jusqu’à ma mort.
Pourquoi avoir fui l’Italie en 1983 ?
J’interprète ce qui se passe aujourd’hui comme une forme de vengeance parce que je suis parti et que je n’ai jamais voulu dénoncer. Quand on m’a arrêté pour distribution de tracts avec une arme et comme membre des Brigades rouges, j’ai reconnu les faits. On m’a remis en liberté provisoire. J’ai repris mon travail à l’usine mais le juge m’a de nouveau convoqué. Il m’a alors reproché de ne pas avoir dénoncé d’autres militants. C’était une menace, je risquais quinze ans de prison parce que je ne voulais pas devenir un repenti. Je suis sorti du bureau du juge, je suis rentré chez moi, j’ai pris un sac avec trois affaires, et ciao. La police était chez moi le lendemain matin.
Quelle est l’accusation principale qui vous a valu une condamnation à perpétuité ?
Complicité dans l’assassinat de Renato Briano, le chef du personnel de mon usine, qui a été tué dans le métro en 1980. Je ne suis pas accusé d’avoir tiré sur lui mais je l’aurais choisi comme cible, j’aurais fait une enquête et écrit le tract de revendication.
L’accusation repose sur la parole d’un repenti qui a déclaré au juge, après mon départ d’Italie, qu’il m’avait rencontré « par hasard » et avait « déduit » dans la discussion que je parlais de Renato Briano. Il n’y avait pas de rencontres « par hasard » au sein des Brigades rouges et je ne faisais pas partie de la branche militaire. Ce n’est pas à un « pimpin » comme moi qu’on aurait confié l’organisation d’un assassinat.
Aucun autre repenti ne dit rien sur ma soi-disant participation à ce meurtre. Mon nom n’est cité dans aucune opération militaire. La règle veut que pour valider la déclaration d’un repenti, il faut qu’au moins deux personnes disent la même chose. Moi, il n’y a qu’un repenti qui m’accuse ! À la fin du procès en Italie où on a jugé 120 militants, un journaliste a écrit : « À la surprise générale, une 19e perpétuité pour Sergio Tornaghi. » Je répète depuis 1984 que je suis innocent.
Pourriez-vous le prouver ?
Non. À part démontrer les contradictions dans le dossier, c’est ma parole contre celle d’un repenti. En Italie à l’époque, le choix était vite fait. Personne ne m’aurait cru. Je ne sais pas pourquoi ce repenti a dit cela. Peut-être qu’il m’a accusé de ce dont il était responsable.
Vous dites que vous étiez dans la branche politique des Brigades rouges, cela consistait en quoi ?
Je militais au Parti communiste et au syndicat pour changer de système politique. J’avais 20 ans, j’étais ouvrier, je vivais dans un pays où le fascisme revenait. La classe ouvrière se trouvait à nouveau exploitée comme avant la guerre. Il y avait des grèves en permanence. Le Parti communiste était à 37 % et n’avait pas accès au pouvoir. La démocratie chrétienne était liée à la mafia et à la CIA. C’était la guerre froide. Aldo Moro pensait faire entrer le Parti communiste au gouvernement pour le neutraliser. J’étais communiste, je le suis toujours à 63 ans, et je ne pouvais pas me contenter de ça. Je suis entré aux Brigades rouges parce que je pensais que cela pouvait favoriser un changement, j’y avais une activité politique.
« Nous nous sommes trompés. Je ne peux que dire aujourd’hui que la violence n’est pas la bonne solution »
Sans être dans la branche militaire, dites-vous, pourquoi acceptiez-vous l’usage de la violence ? Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?
C’était un tout, on ne pouvait pas se désolidariser. Les Brigades rouges étaient légales à l’origine. C’est quand les arrestations ont commencé qu’elles ont choisi la clandestinité. La lutte armée est arrivée à ce moment-là. On a pensé que cela pouvait ouvrir éventuellement une perspective. Il fallait aussi se défendre.
J’ai changé d’avis depuis longtemps. Nous nous sommes trompés. Je ne peux que dire aujourd’hui que la violence n’est pas la bonne solution. Pour défendre un monde meilleur, elle conduit à la perte, et vous affrontez des adversaires beaucoup plus puissants. Sans soulèvement populaire, rien n’est possible. Nous avons perdu beaucoup de monde, des militants sincères sont morts ou sont partis en prison.
Est-ce que vous regrettez les victimes de cette époque ?
Il faut demander des regrets à tout le monde, pas seulement à moi. Il faut donner à chaque victime l’importance qu’elle mérite. À toutes les victimes. On n’a pas pourchassé jusqu’à la mort les membres de la loge P2, ceux qui sont soupçonnés d’avoir posé des bombes pendant quinze ans. Silvio Berlusconi, entre autres, en était membre. Pour l’attentat de la gare de Bologne, qui a fait 85 morts, on n’a condamné que deux porte-valises. Et on n’entend pas de regrets de la part de l’État italien pour ses responsabilités dans « la stratégie de la tension » (1). Il suffit de se documenter pour comprendre tout cela. À titre personnel, j’ai mes regrets. Je n’oublie ni les morts ni les familles des victimes.
« J’ai été très en colère contre Cesare Battisti. Il a installé le doute chez ceux qui l’ont soutenu et nous soutiennent »
Vous défendez le principe d’une amnistie en Italie.
Cela permettrait la discussion et le travail des historiens. Chacun pourrait s’exprimer, personne ne craindrait plus de parler. On sortirait du judiciaire pour faire de l’histoire.
Quand le ministre de la justice français vous compare avec les autres Italiens arrêtés aux terroristes du Bataclan et qu’il vous attribue les morts de cette époque sans évoquer l’extrême droite, comment réagissez-vous ?
Qu’est-ce que je peux dire face à une telle abomination ? C’est un ministre de la Justice, il faut quand même le respecter. S’il dit cela, c’est qu’il a ses raisons. Je ne les connais pas. Pourquoi mélanger les choses de cette manière ? Le pire est que dans la confusion générale, ce genre de phrases produit ses effets.
Cesare Battisti se disait innocent, il a été soutenu en France et il a finalement avoué après sa fuite puis son extradition de Colombie.
J’ai été très en colère contre lui. Des amis m’ont demandé d’essayer de le comprendre. Il pensait qu’en avouant il aurait des conditions de détention moins brutales, mais il s’est trompé. Il a fait beaucoup de dégâts, il a installé le doute chez ceux qui l’ont soutenu et nous soutiennent. Ils vont l’utiliser jusqu’au bout pour nous décrédibiliser.
L’écrivain et ancien militant communiste Cesare Battisti, recherché pour quatre meurtres, à son arrivée à l’aéroport de Rome, en janvier 2019, en provenance de Bolivie où une escouade internationale de la police était allée l’interpeller.
« Je ne quitterai pas la France. J’y ai vécu quarante ans, c’est ici que je veux être enterré »
Vous avez fait votre vie en France, vous sentez-vous français même si on vous a refusé deux fois la nationalité ?
Je me sens français ! Je n’ai aucune intention de rentrer en Italie même s’il n’y avait plus aucune charge contre moi. Je regarde un peu, de loin, ce qu’est l’Italie aujourd’hui. Le fascisme est là, cent ans après Mussolini. Je me bats ici contre une forme de fascisme parce que c’est ici que je vis et que j’ai mes êtres chers. L’origine de mon engagement politique en Italie était d’empêcher les fascistes de sortir des égouts de l’histoire et maintenant, ils se pavanent. C’est impossible pour moi de rester insensible à ce genre de situation.
Vous avez aujourd’hui envie de vous exprimer et de dire le plus possible.
Oui parce que je ne dis pas que je suis innocent simplement parce que je le sais. Maintenant que j’ai lu, pour la première fois, les 1 200 pages de mon dossier dans le détail, je défie quiconque d’en sortir des arguments qui prouvent mon accusation. C’est ma dernière chance de parler et de dire ma version des faits devant un tribunal, même si les juges français ne se prononcent pas sur le fond. Je ne quitterai pas la France. J’y ai vécu quarante ans, c’est ici que je veux être enterré. Mes enfants, mes amis, mes amours sont ici. Tout est là. Il y a un mois, je craignais une décision politique mais, aujourd’hui, je suis raisonnablement confiant sur ce qui sera décidé par la justice française.
(1) Cette expression désigne la stratégie des groupes d’extrême droite, avec des complicités au sein de différentes institutions de l’État italien, consistant à créer par la violence un chaos politique afin de légitimer un pouvoir autoritaire. Les « années de plomb » italiennes couvrent une période allant de 1969 au début des années 1980.
Condamné à la perpétuité en 1984
Ce n’est pas la première fois que Sergio Tornaghi vit cette situation, la justice française a déjà refusé deux fois son extradition en 1986 et 1998, à Paris puis Bordeaux. Autour de ses 20 ans, il a été membre des Brigades rouges dans la banlieue de Milan, de 1980 à 1982. Il était alors ouvrier syndicaliste dans une usine de matériels électriques et cette époque représente le point culminant de la violence des « années de plomb » italiennes dont le bilan global est de 362 morts et 4 490 blessés. La majorité des morts est attribuée à l’extrême droite et ses attentats aveugles (16 morts piazza Fontana à Milan en 1969, 85 morts gare de Bologne en 1980). Les mouvements armés d’extrême gauche ont assassiné 128 personnes. La grande majorité des 5 000 personnes condamnées ont été des militants d’extrême gauche.Cette histoire reste très douloureuse en Italie pour de nombreuses personnes. En France, la « doctrine Mitterrand » a longtemps prévalu pour les 200 Italiens ayant fui leur pays : à condition de renoncer à la violence, ils n’étaient pas extradés. Seuls deux décrets d’extradition ont été pris dans les années 2000, pour Paolo Persichetti et Cesare Battisti, sous la présidence de Jacques Chirac.S’il accepte une responsabilité collective pour les actes de son organisation, Sergio Tornaghi, 63 ans, réfute depuis presque quarante ans le motif de sa condamnation à perpétuité : la participation à l’organisation du meurtre du chef du personnel de son usine. Arrêté en Italie pour son appartenance aux Brigades rouges en 1982 puis placé en liberté provisoire, il fuit son pays pour la France en 1983. Après son départ, un repenti l’accuse (1) : le chef d’inculpation principal de sa condamnation par contumace, en 1984, repose sur cette déclaration, comme l’indique en novembre 1985 l’arrêt de la cour d’assises d’appel de Milan que nous avons pu consulter. Sergio Tornaghi ne franchira plus jamais les frontières hexagonales par crainte d’une arrestation et vivra à Paris, en Gironde et désormais en Dordogne.(1) Les lois d’exception italiennes de cette époque prévoyaient une peine allégée pour ceux qui avouaient, renonçaient à la violence et dénonçaient d’autres personnes. Ce principe a ensuite été utilisé dans les procès contre la mafia.