par ADA · Publié 3 juin 2021 · Mis à jour 16 juin 2021

Texte d’Olivier BRISSON, avocat au barreau de Paris

Je m’appelle Théobald. J’ai 25 ans, je suis né près de Bordeaux où je vivais en famille.

En 2022, un parti d’extrême droite, ennemi des étrangers, de l’Autre en général, a pris le pouvoir, d’abord à l’Elysée puis à l’Assemblée Nationale. Un général a été nommé Premier Ministre.

Tous les gens comme moi, engagés politiquement et essayant d’aider les étrangers à vivre en paix en France ont été systématiquement menacés verbalement.

J’ai fui la maison avant la première descente de police. J’ai filé à la gare. Pour aller où ? L’Espagne proche ? oui, mais trop proche. Donc le nord ou l’est. Direction Paris où je retrouve quelques copains qui eux préparent un départ vers les USA ou le Canada. Mais on doit passer des contrôles aux aéroports de Roissy ou Orly…

Je préfère le train vers l’Est. A la gare, je veux acheter un billet vers Moscou mais on m’indique que la traversée de la Biélorussie n’est pas autorisée actuellement aux européens suite au conflit avec la Russie. Seule solution Varsovie…puis on verra.

Paris, Francfort sur le Main, Berlin, Francfort sur Oder, Varsovie.

20 heures d’échanges avec des Allemands, des Polonais qui s’interrogent tous sur l’avenir de la France. A Varsovie plus de train pour Moscou. Seule solution, le stop. J’en parle à une polonaise montée dans le train à Poznan qui a un copain chauffeur livreur lequel va souvent à Moscou. Il pourra m’embarquer en me faisant passer les postes frontières dans un colis…

Nous arrivons à Moscou où je pense m’installer. Mais j’apprends à la radio que Poutine qui commence un nouveau Xème mandat est ravi du changement de gouvernement en France.

Je dois filer. Je fonce à la gare où je prends un billet de Transsibérien pour la Mongolie, pays indépendant et surement sympathique.

Me voilà dans le Transsibérien, silencieux, car je ne comprends pas un mot de russe. J’arrive à échanger quelques phrases avec des passagers montés à Moscou, Krasnoïarsk, Irkoutsk…Nous passons près du lac Baïkal et nous voilà à Oulan Bator, capitale de la Mongolie.

A vrai dire, j’ai failli ne pas savoir que j’étais arrivé, les informations orales dans le train et les panneaux à la gare étant en mongol…un passager anglophone, me voyant vraiment inquiet a pu m’indiquer que c’était là que je devais descendre, là que j’allais vivre, ou essayer de vivre…

Je me suis retrouvé au milieu d’1 million de personnes parlant une langue incompréhensible, à l’écriture illisible, avec une toute petite minorité de gens prononçant quelques mots d’anglais…Je sors de la gare, passe devant un temple dont j’apprendrai qu’il est bouddhiste, au milieu d’immeubles construits par les soviétiques. Et soudain, le logo Novotel sur un bâtiment…Je m’y engouffre, je vais y passer une nuit, mais pas plus, je n’en aurai pas les moyens…

Le type de la réception m’explique en anglais qu’il y a un poste de police en tournant sur la 3ème rue à gauche, puis la septième à droite, et en continuant 500 mètres, on y arrive…Vous vous débrouillerez…

Je pars à gauche, dans l’émotion je me trompe de rue, je me perds, je repars à l’hôtel, recommence et arrive à ce que je pense être le commissariat. Il est fermé. Je reviens dans l’après-midi. Un type qui parle dans une langue que j’imagine être le mongol m’explique qu’il faut revenir. Il prononce le mot « Thursday », je reviendrai jeudi…

2 nuits dans la rue au marché Khan Zhan, il fait froid, j’ai pu changer un peu d’euros en tugriks. J’en ai 50000 dans la poche, de quoi survivre 3 jours. Il fait froid, je ne parle à personne, je pleure.

Jeudi. Je fonce à nouveau au commissariat. Apres 3 heures d’attente, je suis reçu par un type en uniforme dont je comprends un mot sur deux. Il finit lui, par comprendre en voyant mon passeport que je suis français. « Revenez la semaine prochaine, vous aurez un interprète en anglais » …

8 jours de galère, la peur des pickpockets, la peur de me faire voler le peu d’argent qui me reste, mon passeport.  La semaine suivante, un interprète anglais va me recevoir et m’expliquer que pour rester ici, je vais devoir passer devant un juge à qui je devrai montrer ou plutôt démontrer que je suis en danger en France. « Ecrivez-nous votre histoire, en mongol, bien sûr… » « mais, qui va m’aider à traduire ? » « Débrouillez-vous, c’est vous qui êtes demandeur… »

Je file au Novotel, le type parlant anglais accepte contre 3 sous de traduire en mongol ce que je lui explique en anglais : une page sur la folie du gouvernement français et une sur mes craintes d’arrestation en cas de retour…

Je dépose tout au commissariat où l’on me demande de repasser tous les jours, après m’avoir laissé un petit papier incompréhensible pour moi, mais qui, je l’imagine, est une preuve de mon dépôt et de ma demande…

Cela va durer 6 mois pendant lesquels je survis grâce au marché où je trouve un vendeur de vin qui découvrant que je suis bordelais va m’imaginer compétent, m’embauche 2 jours par semaine, surtout comme faire valoir auprès de ses clients. Mais je survis. Je trouve un lieu d’abri dans un temple bouddhiste où un moine me laisse dormir la nuit.

Je suis contrôlé une fois, embarqué dans un lieu que je ne connais pas. Nous sommes six blancs, un noir, pas un seul asiatique…dans quel monde vivons-nous ? je suis libéré dès que je montre le papier du commissariat…

On m’annonce enfin que je dois venir, propre, rasé, reposé, dans 5 jours à 10H dans un lieu dont l’adresse m’est donnée en mongol. Quand je demande si j’aurai le droit à un avocat, je vois encore le sourire du policier qui m’a reçu…

5 jours plus tard, je suis mis face à 3 personnes dont j’ignore qui est qui. Ils sont assis, je suis debout. L’un va s’avérer être l’interprète. Il est canadien, je ne comprends pas son accent français, mais je me débrouillerai. Je ne sais pas qui est le second. Le troisième commence à poser des questions.

« Où êtes-vous né ? …  à Bordeaux…  Mais monsieur, votre passeport indique 33 Bouliac… c’est un village près de Bordeaux… Alors pourquoi parlez-vous de Bordeaux ? vous mentez ? …mais je ne savais pas que c’était important, Bordeaux est la grande ville près de Bouliac… Alors parlez-moi de Bordeaux. Il y a combien de ponts à Bordeaux ? …  Je ne sais pas, 5 ? 6 ? …enfin Monsieur, si vous y vivez, vous devez le savoir ! Quelles études avez-vous fait ? …du Droit…jusqu’à quel niveau ? …Je veux devenir avocat…Ce n’est pas ma question. Je la répète, à quel niveau ? …Master 2    Vous avez fait un mémoire ?  Suivent 5 minutes laborieuses puis des questions sur mes parents dont il s’étonne qu’ils vivent encore en France si la situation est aussi dangereuse…

Mais à vrai dire, je ne sais pas s’ils y sont encore maintenant. Je le dis. Et la réponse tombe. « Alors Mr, pourquoi avez-vous dit qu’ils y étaient, s’ils n’y sont plus. C’est la vérité que nous voulons Mr, pas des mensonges…

J’ai droit à des questions sur le vin de St Emilion, le nom de l’Archevêque de Bordeaux, puis sur mon engagement politique, 2 questions : pour qui ai-je voté aux élections de 2017 et qui était candidat en 2022 aux législatives à Bordeaux dans le parti du président élu.

Au bout de 30 minutes, il m’annonce qu’il n’a plus de questions. J’ose demander si je peux parler de la vie politique en France « Non Mr, j’ai lu votre histoire. Réponse dans 3 semaines. Vous saurez alors si vous avez la chance de vivre dans notre beau pays, ou si c’est non. Merci de votre visite… »

Et si c’était nous ?

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