par Delphine Evenou publié le 12 mai 2021 à 6h56
C’est la première arrestation massive de Juifs, en France, pendant la Seconde Guerre mondiale : la rafle dite du “billet vert”, le 14 mai 1941. 3700 hommes juifs étrangers sont arrêtés, puis internés. Ils seront ensuite déportés. Un reportage inédit de 98 photos vient d’être découvert et apporte un nouvel éclairage.
Dans une salle du Mémorial de la Shoah, ce matin-là, six personnes prennent place autour d’une vaste table. Elles ont en commun d’avoir eu un proche – père, oncle, grand-père – arrêté le 14 mai 1941, lors de cette opération initiée par l’occupant nazi et organisée par la police française. Certaines ont des souvenirs précis, d’autres ne possèdent que quelques informations parcellaires, transmises d’une génération à une autre.
L’ambiance est aussi conviviale que le moment est solennel. Lior Lalieu-Smadja, la responsable de la photothèque du Mémorial, s’installe pour leur présenter une série de photos qui viennent de ressurgir du passé. Il s’agit d’un reportage réalisé par un soldat allemand de la Propaganda Kompanie.
La quasi totalité des clichés est inédite. La documentaliste espère que les familles pourront reconnaître l’un de leurs aïeux, pour enrichir les connaissances historiques sur la rafle du “billet vert”. Les premières images s’affichent en grand sur l’écran de la salle de conférence, et nous ramène donc 80 ans en arrière.
La première arrestation massive de Juifs
Dans les jours qui précèdent le 14 mai 1941, plus de 6 000 hommes juifs étrangers, Polonais pour la plupart, tous habitants Paris et sa région, reçoivent une convocation pour un “examen de situation”. Beaucoup ont été engagés volontaires au début de la guerre et pensent donc qu’il ne s’agit que d’une formalité administrative. La couleur du papier de la convocation donnera son nom à la “rafle du billet vert”. 3 700 personnes se présentent finalement dans l’un des centres désignés.
Ils ont rendez-vous à 7h, accompagnés d’un proche. Sur place, le piège se renferme vite sur eux ; ils sont arrêtés.
La police française demande à leur accompagnant d’aller chercher des vêtements chauds et des vivres pour 48h.
Les hommes sont ensuite embarqués dans des autobus pour la gare d’Austerlitz, direction les camps du Loiret, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, où ils passeront un an avant d’être déportés vers Auschwitz-Birkenau.
De cet épisode de l’Occupation, on ne connaissait que quelques photos de propagande (même si la rafle du “billet vert” est pourtant plus documentée que celle du Vélodrome d’Hiver). Mais il y a quelques mois, deux collectionneurs spécialisés contactent le Mémorial de la Shoah, car ils ont en leur possession cinq planches-contacts, représentant 98 photos, trouvées au départ sur une brocante de Reims il y a dix ans. En les achetant, les deux collectionneurs réalisent l’intérêt de ces clichés pour retracer l’histoire de la rafle du “billet vert”. Le Mémorial de la Shoah en fait l’acquisition.
Dans ces photos, on découvre l’envers du décor, les visages des femmes et des enfants venus accompagner leur mari, leur père, leur grand-père, les discussions inquiètes avec la police.
On voit aussi en gros plan les hommes arrêtés au gymnase Japy (l’un des centres de convocation), parqués dans les gradins ; puis les autobus se remplir pour la gare d’Austerlitz, ainsi que quelques photos des premiers jours au camp de Pithiviers.
© Radio France / Harry Croner ©Mémorial de la Shoah
C’est Harry Croner, un photographe berlinois de la Propaganda Kompanie (PK), qui est derrière l’objectif. De cette mission, seuls quelques clichés mettant en avant l’organisation policière de l’opération avaient été publiés. Les autres avaient été censurés, “parce qu’ils montrent l’humanité, tout simplement” explique Lior Lalieu-Smadja. Ironie de l’histoire, le soldat Harry Croner sera révoqué de l’armée allemande quelques jours après avoir réalisé ce reportage, considéré comme “indigne” après que ses supérieurs ont découvert que son père est juif.
Reconnaître, peut-être, un visage familier
Les images défilent sur l’écran de la salle de conférence du Mémorial de la Shoah. Du gymnase Japy, à la gare d’Austerlitz, jusqu’aux camps du Loiret. “C’est exceptionnel ! Quel fonds d’archives pour les générations futures !” lance Liliane Ryszfeld. Son père, Mosjez Stoczyk, avait été convoqué ce matin du 14 mai 1941, au commissariat de Vincennes. “Il est alors confiant, car je suis née en France, et il se pense protégé“, explique Liliane Ryszfeld. Son père partira de Pithiviers le 25 juin 1942 avec le convoi 4, pour Auschwitz. Liliane – qui un an plus tard échappe de justesse à la rafle du Vél d’Hiv – ne le reverra jamais.
Autour de la table, une conversation s’engage entre l’octogénaire et Laurence Scebat. Elles ne se connaissaient pas, et découvrent qu’au camp de Pithiviers, le père de Liliane a partagé la baraque 14 avec le grand-père de Laurence. Cette dernière n’a pas beaucoup dormi. Elle scrute l’écran, demande à zoomer, observe chaque visage. Ses yeux sont rougis par l’émotion de revivre, 80 ans plus tard, ce qu’a traversé ce mercredi de mai 1941 son grand-père. Elle ne reconnaîtra finalement pas son visage, ni celui de sa grand-mère ou de sa mère, venues l’accompagner. Une déception, mais compensée par ce qu’offrent ces clichés à l’Histoire, à défaut de retracer son histoire à elle : “Ça reste très émouvant de voir toutes ces personnes, monsieur et madame “Tout le monde”, qui sous prétexte d’être Juifs, ont été arrêtés. Ce ne sont pas des rumeurs, c’est la réalité. Ces photos là le prouvent encore aujourd’hui, et c’est très important que tout le monde, quelque soit la génération, en soit conscient. Conscient aussi que ça s’est passé en France, que c’était la police française. C’était la France – certes de Pétain – mais c’était quand même la France “.
Une initiative allemande, une organisation française
Car la rafle du “billet vert” est certes d’initiative nazie, mais elle est organisée par la police française. Sur l’un des clichés d’Harry Croner, on voit d’ailleurs, autour d’une table à l’intérieur du gymnase Japy, Théodor Dannecker, chef de la section IV J de la Gestapo, chargée de la question juive, à côté de l’amiral François Bard, tout juste nommé préfet de Police de Paris.
Si cet épisode de l’Occupation est moins présent dans la mémoire collective que la rafle du Vélodrome d’Hiver, c’est loin d’être un événement oublié.
Dès la fin de la guerre, les familles commémorent cette arrestation massive, restée comme un traumatisme, début d’un tournant décisif pour eux dans la guerre. “À Pithiviers et à Beaune-la-Rolande, c’est le début de l’internement des Juifs”, explique Olivier Lalieu, historien au Mémorial de la Shoah et chargé des lieux de mémoire. “Ces camps existaient déjà et avaient accueilli plusieurs milliers de prisonniers de guerre. À partir du 14 mai 1941, ce sont les internés juifs qui y arrivent. Pour les autorités nazies, l’objectif principal est de mettre en application les ordonnances et les lois anti-juives de l’automne 1940 : commencer à interner et concentrer les Juifs en les privant de liberté“.
Un peu plus d’un an après leur arrivée dans ces camps du Loiret, les hommes au “billet vert” seront déportés directement au camp d’Auschwitz-Birkenau par les convois 4 du 25 juin 1942, 5 du 28 juin 1942 et 6 du 17 juillet 1942. Au moment où ce dernier convoi quitte la gare de Pithiviers, la rafle du Vél d’Hiv est en cours. Ce sont cette fois les familles qui seront internées dans ces camps français avant d’être elles-mêmes déportées vers les camps de la mort.