Professeur d’histoire et directeur des services éducatifs du Musée de la Marine, Christophe Cadiou dresse un état des lieux précis et critique.
23 EXPÉDITIONS ROCHEFORTAISES
L’historiographie consacrée à l’histoire de Rochefort au XVIIIème siècle s’articule presque exclusivement autour de quatre thématiques : l’arsenal et la construction navale, les liens de Rochefort avec la Nouvelle France et Saint-Domingue, les personnels de la Marine (civils et militaires), l’urbanisme et les problématiques de la vie urbaine.
Très modeste au sein de la traite française et guère décisive dans la constitution du négoce rochefortais, la traite rochefortaise est plus importante que ce qu’en disent les études générales et le Répertoire de Jean Mettas.
Une importance d’abord en termes d’expéditions, en intégrant la traite des particuliers et celle pratiquée et soutenue par la Marine royale dans le cadre de l’Asiento à la fin du règne de Louis XIV. Nous avons ainsi pu identifier 23 expéditions négrières armées, totalement ou partiellement, par des particuliers rochefortais.
En ce qui concerne l’implication de la Marine, le calcul est plus délicat, puisque l’armement au cours de l’Asientio n’est pas rochefortais, mais relève d’une compagnie commerciale installée à Paris, avec des agents locaux, comme la veuve Desmarattes, à La Rochelle.
D’autre part, la contribution de Rochefort revêt d’autres formes, qui rattachent à l’arsenal une vingtaine d’expéditions, depuis la participation directe de bâtiments du roi à la traite, jusqu’au convoi retour de marchandises obtenues contre l’introduction de captifs, l’escorte des navires négriers, le prêt de navires, etc.
Tout comme les intérêts de certaines élites, militaires ou marchandes, dans l’économie de plantation, la possession d’esclaves et la lutte contre les projets abolitionnistes au début de la Révolution, la présence de Rochefortais modestes dans les équipages rochelais témoigne aussi de l’irrigation des intérêts de la traite dans toutes les couches sociales de l’arsenal.
L’IMPLICATION DE L’ÉTAT DANS LA TRAITE ROCHEFORTAISE
Mais la traite rochefortaise semble incapable d’exister par elle-même. C’est l’implication de l’État qui lui donne forme durant l’Asiento et qui lui confère une chronologie particulière, à la fois précoce et discontinue.
C’est ensuite la constitution d’un capital à l’ombre des marchés conclus avec la Marine qui rend possible les armements de quelques particuliers. Ce sont les réseaux entretenus avec les autres ports négriers ou les milieux financiers parisiens qui permettent de trouver les fonds nécessaires pour monter une expédition, ou de trouver l’occasion de participer à un armement.
Arsenal des colonies, pour reprendre le titre de la thèse de Sébastien Martin, Rochefort opère le lien entre l’Afrique, l’Atlantique et l’Amérique, plus que Toulon ou Brest. C’est à ce titre que Rochefort remplit son rôle d’arsenal négrier, au milieu d’autres fonctions. Une histoire qui se poursuit au XIXème siècle, lorsque le port devient le point de départ de croisières destinées à lutter contre la traite illégale.
L’AMNÉSIE SUR L’HISTOIRE NÉGRIERE DE ROCHEFORT
Cette amnésie justement commence dès le XIXe siècle. Jean Théodore Viaud et Élie Jérôme Fleury, déjà, évoquent la participation de Rochefort au commerce négrier.
L’époque est abolitionniste, et nos deux auteurs regrettent ce « commerce honteux ». Pourtant, ils reconnaissent que les autorités civiles et militaires ont prêté à la « Compagnie de l’Assiente » (sic), au début de la guerre de Succession d’Espagne, quelques navires de 4ème rang, « loués à bénéfice pour le Roi d’un cinquième au moins sur la valeur des opérations ». Ils y rappellent aussi l’existence d’une raffinerie de sucre à Rochefort qui « plus que toute autre, jouissait d’une grande prospérité, parce qu’elle était alimentée par les vaisseaux de l’État », remplis de « cargaisons considérables de moscouades [sucre brut] vendues aux raffineurs de la ville ».
Manifestement bien informés, J. Th. Viaud et E. J. Fleury évoquent aussi l’association du négociant rochefortais François Hèbre et de son homologue malouin Marion Brillantais, en 1786, dans une entreprise parrainée par les autorités pour faire « la traite des nègres » et pour établir un fort dans le golfe de Guinée.
C’est finalement assez peu, mais suffisant pour mettre à jour les liens entre la traite et la Marine du Roi. À ce titre, un passage du livre mérite l’attention. Viaud et Fleury parlent des sollicitations du pouvoir central en 1696 auprès de l’intendant Michel Bégon, afin qu’il trouve des Rochelais pour faire le commerce des noir.e.s. Nous sommes à la fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg et la Compagnie de Guinée a échoué à fournir suffisamment d’esclaves aux colonies antillaises françaises. En réponse aux demandes de Versailles, Bégon aurait trouvé un certain négociant rochelais, Héron, enrichi dans la traite.
Manifestement, l’ossature négociante de Rochefort n’existe pas encore ou n’a pas suffisamment de consistance ni d’assise financière pour relever le défi.
On pourrait invoquer d’autres motifs à l’occultation du passé négrier de Rochefort. Parmi ceux-ci, peut-être, la perception qu’ont les Rochefortais (et les autres) de l’histoire de leur ville : d’abord (exclusivement ?) un arsenal et un port colonial, tourné vers l’activité industrielle et militaire.
Or, comme le rappelle Frédéric Régent, la « période esclavagiste se confond avec le régime monarchique ». Car il est nécessaire de rappeler que la colonisation sous l’Ancien Régime, en grande partie tournée vers les îles à sucre, est étroitement liée au système des plantations et au recours à la main d’œuvre servile africaine.
Rochefort était d’ailleurs bien placé pour se lancer dans la traite : ses négociant.e.s bénéficient très rapidement d’une solide expérience pour le transfert des engagé.e.s, les « trente-six mois », vers les colonies du Nouveau Monde. Parmi les recruteur.e.s, François Hèbre, père de Pierre André Hèbre de Saint-Clément et oncle de François Hèbre, tous les deux négriers occasionnels à la fin du XVIIIe siècle.
Autre facteur d’oubli, et à l’inverse de ce qui a pu se produire dans les autres grands ports négriers, aucune fortune rochefortaise n’a été bâtie sur le trafic des esclaves noir.e.s. Les grandes familles négociantes de la ville, les Hèbre, les Faurès, les Gachinard, les Chevallié, les Charrier, les Pelletreau, doivent leur réussite sociale avant tout aux marchés conclus avec la Marine.
L’activité négrière n’a pas non plus laissé de traces visuelles ou architecturales dans le paysage urbain : pas de quartier Feydeau, de square Rasteau ou d’hôtel Fleuriau à Rochefort. Même la raffinerie de sucre évoquée par J. Th. Viaud et E. J. Fleury n’a été localisée que très récemment.
Les mentions récentes d’une activité de traite ou d’intérêts esclavagistes à Rochefort sont très rares et souvent superficielles.
La première apparaît dans le mémoire de Maîtrise de Jean-Pierre Bec, soutenu en 1970. L’auteur y souligne en fait la modicité de la traite rochefortaise, faute de moyens financiers suffisants parmi les négociants de la ville, à l’exception des dernières années précédant la Révolution.
La seconde apparition est un article de L. Salomon et N. Bougrier, paru dans Roccafortis en septembre 2004. Les deux auteurs rapportent un acte du notaire royal David en date du 9 août 1707, qui enregistre la vente de 7 noir.e.s par deux Rochefortais, François Drouineau, maître entrepreneur d’ouvrages, et son beau-frère François Landreau, maître cannonier agissant au nom de son épouse Louis Drouineau, sœur du premier, à Louis Guillot, marchand de Saint-Domingue présent à Rochefort, pour 5 400 livres.
Si la traite en tant que telle n’est pas évoquée, cet acte tend à montrer en revanche que certains Rochefortais sont impliqués dans l’économie de plantation esclavagiste.
Christophe Cadiou – Agrégé en histoire-géographie, Christophe Cadiou est auteur d’un mémoire de Master II sur le rôle de l’arsenal de Rochefort dans la traite négrière au XVIIIème siècle. Il enseigne au lycée Merleau-Ponty de Rochefort et il est chargé des services éducatifs du Musée national de la Marine et du Service Historique de la Défense dans la même ville.
SOURCES
C. CADIOU, Rochefort, premier port arsenal négrier du royaume au XVIIIème siècle, Mémoire de Master II, Université de La Rochelle, 2017
Jean Théodore VIAUD et Elie Jérôme FLEURY, Histoire de la ville et du port de Rochefort, Rochefort, 1845
Frédéric RÉGENT, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Hachette Littératures, éditions Grasset & Fasquelle, 2007
Jean-Pierre BEC, L’activité commerciale du port de Rochefort à la fin du XVIIIème siècle, Mémoire de Maîtrise de l’Université de Poitiers, 1970
L. SALOMON et N. BOUGRIER, « Documents sur les manufactures, les jeux et la traite des Noirs à Rochefort (1680-1702) », in Roccafortis, n°34, septembre 2004. L’acte en question est coté 3E 42/70 aux Archives Départementales de la Charente Maritime.
Jean METTAS, Répertoire des expéditions négrières françaises au XVIIIe siècle, 2 volumes,édité par Serge et Michele DAGET, Société française d’histoire d’outre-mer, Paris, 1978-1984
EVÉNEMENT – Dans le cadre des #20ansLoiTaubira, une première commémoration du souvenir de la traite et de l’esclavage des noirs se tient Mercredi 5 mai à 11h30 devant le Musée National de la Marine de Rochefort et une visite-guidée animée par Christophe Cadiou et Karfa Diallo, fondateur-directeur de Mémoires & Partages. Inscription obligatoire: memoires.partages@gmail.co