Il y a dix ans, le 8 décembre 2012 mourrait Michel Slitinsky. Il avait 87 ans. Nous republions ici l’entretien qu’il nous avait accordé à la fin du procès Papon en 1997. Ce texte sera aussi au sommaire de la revue n° 83 qui va sortir dans quelques jours. JFM
Michel Slitinsky, rouleau compresseur, panache blanc en éclaireur, en avant coûte que coûte et qui m’aime me suive, les autres y viendront de toute manière. Michel avec qui on peut se fâcher définitivement mais… souvent, capable de tordre les documents dans le sens de sa vérité mais Michel l’infatigable, l’inusable, patient artisan d’une accusation sans nuance mais pas sans faille, Michel le fidèle qui fait rentrer in extremis dans le procès son tout premier défenseur…Michel qui en effet a raison au bout du compte. Michel qui est devenu le dépositaire d’un fond d’archives qu’il estime à 30.000 pièces, de la fin de la guerre d’Espagne jusqu’à la fin de la décennie 40, avec en particulier les rapports des policiers qui ont mené les enquêtes après la libération.
« Nous sommes pris comme des rats !» C’est dans ce cri lancé par Abraham Slitinsky dans la nuit du 19 au 20 octobre 42 que l’affaire Papon prend sa source. Le jeune Michel qui a alors 17 ans échappe par ruse à cette rafle. Son père, via le camp de Mérignac-Beaudésert et Drancy dans le convoi du 26 octobre, sera gazé à son arrivée à Auschwitz. Alice, sa sœur sera libérée après avoir passé 40 jours à Mérignac. Les Slitinsky, le père a la nationalité russe, les enfants sont naturalisés français, habitent Mériadeck,
Etes-vous satisfait de ce procès? Le principal étant peut-être finalement qu’il ait eu lieu?
« Il eut été grave qu’après 17 ans de combat, on se heurte à un refus des magistrats d’ouvrir ce dossier. A mon avis, les charges étaient trop lourdes pour qu’on en fasse l’économie. Il y a pourtant des choses qu’on n’a pas toujours bien digérées, nous les parties civiles, c’est la libération de Papon, le fait qu’après une condamnation, il sort aussi libre, il a même cédé ses biens. Il y a un dicton juif qui dit:” on s’en va libre, on ferme la maison, on oublie tout”. Je crois que Papon a tourné le dos à ses engagements, il a poursuivi un peu le comportement du haut fonctionnaire de l’époque. A mon avis, c’est un homme qui n’aime pas du tout les juifs… Et puis nous avons subi le contrecoup des interventions et des témoignages de gens qui n’apportaient que des contributions morales, qui n’ont pas connus Papon sous l’occupation et qui dressent un tableau satisfaisant de son comportement selon ce qu’ils ont entendu dire. C’est simple, tout se fait en cascade. Le ministre dit; ” oui, on m’a dit que Papon était un monsieur très bien…”D’ailleurs j’ai relu l’autre jour un texte de Soustelle ( …) qui s’adresse à Letroqueur et qui lui dit: ” j’ai eu à Bordeaux un haut fonctionnaire formidable, d’une compétence remarquable et d’une honnêteté qui certainement s’est inspirée de l’esprit de la résistance”. Alors on arrive à des abus de confiance qui se sont multipliés par 10 et par 100.
Quelle fut l’utilité du procès vis à vis de l’opinion publique?
L’opinion publique a été convaincue que l’homme était responsable, ce n’est pas seulement le régime, c’est l’homme avec ses attributions, ses responsabilités qui a mis en œuvre une politique répressive qui déshonore complètement le fonctionnaire. Alors de ce côté-là, les milieux qui ont été le plus sensible, ce sont les enseignants. J’ai constaté, après le procès, un intérêt très vif des professeurs et d’autant plus que les enfants étaient jeunes.
La vertu pédagogique a donc bien existé contrairement à ce que beaucoup de journalistes ont affirmé?
Il y a eu un dénigrement. On a pris les parties civiles pour des demeurés. On s’est attaché à une virgule près à ce qu’elles disaient. On n’a pas été très complaisant pour les dépositions des gens. On trouvait que c’était ridicule. Moi, bien-sûr, on m’a ciblé, notamment l’ami Conan (Éric Conan de l’Express NDLR) m’a mis sous terre. Il a estimé que je valais pipette, que mon témoignage ridiculisait les parties civiles. J’ai révélé des choses qu’il n’a mis ni dans ses articles ni dans son livre… A savoir que nous étions, parmi les juifs, des jeunes gens en état de porter les armes et que nous nous sommes engagés dans la Résistance.
Vous avez été blessé par ces attaques?
Ah, oui! Ça m’a beaucoup choqué. Quand je lisais l’Express, j’étais abonné à l’époque, je ne le suis plus, j’ai senti un dénigrement. C’est venu de deux endroits, de l’Express et du Monde. Du Monde venant d’un seul journaliste, Dumay. Dumay, je ne l’ai jamais vu, alors que j’ai demandé à le voir pendant 6 mois, il ne m’a jamais rencontré. Par contre Conan, il m’a toujours frôlé sans me saluer alors qu’il est venu ici chez moi plusieurs fois.
Cette mise en liberté qui fut en effet le premier choc pour les parties civiles, est-ce que cela, finalement, ne s’est pas avéré utile? De fait, il a alors participé réellement à son procès.
Cela ne veut pas dire qu’il n’aurait pas participé, je vous le demande? Nous, ce que nous demandions, ce n’était pas un emprisonnement…habituel mais on avait déjà même envisagé qu’une salle de l’hôpital Saint André lui fut affectée, il n’aurait pas eu besoin de courir la campagne et d’être chassé de Pessac, de Montendre et de je ne sais quel endroit où il apparaissait indésirable et il se faisait soigner en même temps. Les conditions étaient remplies. Il avait une chambre d’hôte à l’Hôpital St André, il n’avait qu’à traverser. C’était la solution intermédiaire qui aurait pu jouer. Nous ne voulions pas qu’on lui applique les mesures dont nous avions été victimes nous et nos parents.
On sait que l’arrestation de votre famille et la disparition d’Abraham, votre père, a été déterminante dans cette affaire. On a pourtant eu l’impression que vous avez eu beaucoup de mal à témoigner pour votre famille et que le combat que vous avez mené depuis 17 ans avait en quelque sorte pris la place de ce combat familial?
Je suis un homme qui s’intéresse à la collectivité. Si je n’avais pas fait le pèlerin pour aller à la rencontre de toutes les parties civiles, elles n’auraient pas été présentes et il faut beaucoup de convictions pour essayer d’amener les gens à comprendre, à nous expliquer. Il a fallu réunir les documents pour mettre les plaintes en œuvre. Moi, j’étais le pèlerin qui a couru et qui était le parrain de toutes les parties civiles. J’étais responsable à leur égard. Pourquoi? Car j’étais plus anxieux de l’issue du procès que les autres et j’ai voulu parfois stimuler tous mes amis. Car vous savez, en 17 ans nous avons connu des péripéties. Vous n’avez jamais vu chez moi une apparence de défaite, j’étais toujours optimiste sur l’avenir. Je le suis, je crois que c’est une tradition religieuse. J’écoutais l’autre dimanche une émission religieuse, je ne suis pas religieux mais on disait qu’il fallait surtout dans des combats un peu d’humour, être détaché, ne pas garder trop son sérieux et être à la disposition des gens. En ce qui concerne mes parents, je l’ai dit 10 fois dans mes livres, on a essayé de me diminuer parce que j’avais essayé de fuir, en me disant: « c’est pas bien, tu as fui mais tu as laissé ta famille… » J’ai entendu cette réflexion: « donc tu n’as pensé qu’ à toi » . C’est difficile de se ménager une porte de sortie quand on a affaire à des gens qui ne voit pas les circonstances que nous avons vécues, j’avais 17 ans quand je suis devenu adulte et ce qui m’a procuré le plus de satisfaction, c’est de savoir que des gens m’ont suivi. Mais je me suis battu à partir de 46 puisqu’avec ma pauvre sœur, nous avons découvert les policiers qui nous avaient arrêtés. Une tentative qui a abouti au néant puisqu’en définitive, ils ont été blanchis pour raisons d’état.
Finalement, vous avez su effacer votre douleur familiale derrière l’intérêt collectif?
J’ai toujours épousé une volonté de combat et cette volonté que les camarades n’avaient pas, je leur ai impulsée. Ils ont peut-être eu grâce à moi des moments d’espérance que les événements ne leur procuraient plus.
C’était le combat de votre vie, vous l’avez dit vous-même. Papon est aujourd’hui jugé. Alors est-ce que vous en avez fini avec Papon?
Eh bien, écoutez. Ce que je voudrais, c’est montrer comment nous les gens de la résistance et les simples gens de 45 avons été trompés par des reconversions. Ces hauts fonctionnaires parrainés pendant la guerre par l’Abwer et qui sont passés à travers l’épuration. D’ailleurs les manuels d’histoire de terminale expliquent bien cette situation. Ils ont dit en 83, après avoir renoncé à attribuer aux seuls Allemands le génocide, que les gens de Vichy étaient devenus plus puissants après la guerre qu’avant. C’est cette démonstration que je veux faire maintenant par le fait même que Papon a dit: « je n’étais pas seul ». Donc je cherche dans les archives les gens qui ont été ses compagnons d’armes,(1) qui ont été réhabilités comme lui et qui ont trouvé des portes de sortie en hantant les ministères de la République Nouvelle, rénovée par nos sacrifices. Nous, on s’est battu dans les bois, on s’est battu dans les maquis, on a fait la guerre. La liberté n’est pas venue comme ça sur un plateau.
Vous êtes chargé de mémoire, et singulièrement de mémoire-papier, vous avez un fond documentaire qui continue d’ailleurs à vous arriver. Qu’est-ce que tout cela va devenir, vous dites-vous même que vous allez passer un jour?
J’avoue que je suis très embarrassé. Il m’arrive de recevoir beaucoup d’étudiants et j’aimerais avoir des gens qui puissent prendre la suite. Je suis à la tête d’un fond d’archives (1) qui dépasse peut-être les 30.000 pièces et qui va du problème juif à la résistance, à la collaboration, à tous les aspects qui se sont dérobés. J’ai même investi la période 37/38 au moment où, après la guerre d’Espagne, des camps se sont ouverts chez nous.
Le procès, ces 6 mois passés avec l’accusé devant les yeux, cet accusé qui vous a souvent agressé, est-ce que votre regard a changé sur lui?
J’avoue qu’on s’est habitué à ce profil, on connaissait ses réactions, je savais que quelquefois je serai agressé. Il m’a accusé de détourner des pièces, de créer des pièces alors qu’elles existaient à l’instruction sans que les avocats se soient insurgés. En définitive, on a eu quand même affaire à une partie assez rude où se mêlaient la mauvaise foi, l’agression et aussi la volonté de nuire. Pour Papon, nous étions toujours des juifs, peut-être des juifs moins intéressants que la catégorie qu’il a voulu protéger en 44.
Papon toujours pas coupable pour lui?
Non, c’est un homme au-dessus de tout soupçon, c’est cette image là qu’il a voulu défendre. »
Portrait et entretien Jean-François Meekel
1: « Indiscrétions des Archives de l’Occupation »
Sous ce titre, Michel Slitinsky a publié, dans la collection Bordeaux Questions de Mémoire des Éditions C.M.D, un petit livre fort bien documenté. Il s’intéresse en particulier à une série de hauts fonctionnaires couramment répertoriés par les Allemands comme de bons collaborateurs. L’examen attentif de leur curriculum vitae post libération laisse pantois; pour la plupart, ils ont poursuivi une carrière tout-à-fait « honorable ».
voir avec ce lien la totalité des œuvres de Michel Slitinsky https://data.bnf.fr/fr/11924990/michel_slitinsky/
2: L’énorme fond d’archives de Michel Slitinsky est géré depuis son décès par son fils David qui a classé environ 70% des documents, il les tient à la disposition des historiens et des chercheurs intéressés par le sujet.