Une image jaunie à force d’avoir servie : celle d’une femme à l’opulente chevelure tendant son étoile jaune à bout de bras face à Maurice Papon lors des tous premiers interrogatoires bordelais. Une attitude farouche et déterminée dont elle ne se départira jamais tout au long des décennies de l’affaire. Car Juliette Benzazon la farouche, répondit présente dès le début. Sur le tissu délavé de cette marque d’infamie qu’elle porte toujours sur elle, le souvenir de tous ses morts et ils sont nombreux. Simon son grand-père, Saadia, le beau-frère du grand père, les premiers d’une longue liste, 14 en tout dont de nombreux enfants mais aussi son père et son frère, arrêtés à Marseille dans la grande rafle du Vieux Port organisée sous l’autorité de René Bousquet .C’est deux-là furent exterminés à Sobibor. Au bout du compte, la responsabilité de Maurice Papon ne sera reconnue que pour deux des victimes de Juliette, ceux du premier convoi, Simon et Saadia.
« Moi, Juliette, je n’étais pas faite pour être déportée. J’étais faite pour venir vous parler. J’étais fait pour témoigner » lançait-elle comme un nouveau défi à la face de l’accusé lors de sa première déposition en janvier 98 en s’adressant à « son cousin le président Castagnède » comme elle le nomme dans un éclat de rire. Car Juliette possède une force vitale à toute épreuve, un appétit de vivre qui l’a sans doute sauvée. Chance ou intuition, plusieurs fois, elle est passée à travers les mailles du filet. Trop tôt ou trop tard, à côté, jamais elle ne sera même inquiété. « Je suis juive maintenant, je ne l’étais pas à l’époque. J’ai maintenant une famille, 6 enfants, 14 petits-enfants, 2 arrière-petits-enfants, j’ai repeuplé ma famille, j’ai accompli ma mission, j’ai repeuplé ceux que l’on m’avait pris…» Juliette dont l’enfance fut volée se donne dans celle des siens. Juliette la brocanteuse de Mériadeck, vit aujourd’hui au cœur de Saint Michel qui lui rappelle le cosmopolitisme et la richesse des odeurs du quartier où elle est née.
D’abord Juliette cette condamnation à dix ans, cela ne vous a pas satisfait ?
Non, cela ne m’a pas satisfait. Certains ont dit « c’est mieux que rien » mais ça veut dire quoi, mieux que rien après ce qu’on a subi ? Une condamnation, c’est une condamnation, et puis cela aura peut être des suites, d’autres pourront dire « mais on lui a donné que ça, » c’est pas logique. Ne serait-ce que pour la forme. A l’âge qu’il a, il ne pourra même pas le remplir ce contrat de 10 ans. Je ne suis pas satisfaite et pour nos morts et pour la mémoire. Ça veut dire que des convois n’ont pas été retenus. Qu’est-ce que ça veut dire tel ou tel convoi ? C’était quand même la même machine qui fonctionnait à la préfecture. Alors, qu’il y soit ou qu’il n’y soit pas, c’était pareil.
Symboliquement qu’est-ce que cela représente pour vous que deux des vôtres seulement aient été retenus ?
Cela veut dire que les autres n’ont pas été tués, qu’ils ne sont pas dans cette mémoire. En somme, on était parties civiles de deux personnes alors qu’il en avait douze. Et tous les autres, qui n’avaient plus de famille et personne pour se porter partie civile, les 1600 personnes. C’est terrible qu’on ne parle pas de ceux qui n’ont plus de famille et qui ont été exterminés.
Dans les années 40, comme Slitinsky, les Schinazi, les Fogiel, les Addad, vous viviez à Mériadeck. Les gens de ce quartier très populaire de Bordeaux ont-ils été solidaires ?
On nous appelle les juifs du Kippour, les Bordelais, dans toutes les communautés. On était juif, c’était notre religion, on fêtait les deux grandes fêtes mais sans plus. Le quartier était mélangé, il y avait des noirs, des arabes, et beaucoup d’espagnols. D’ailleurs, il y avait tous les gens d’Europe Centrale qui, à la débâcle, ont atterri à Bordeaux. A l’époque, je n’ai pas compris pourquoi ils ne nous ont pas aidé plus et je l’ai compris après : c’est que Papon raflait de nuit. De jours, il n’aurait pas pu le faire car si on avait vu des enfants pleurer, ça m’étonnerait beaucoup que des gens ne soient pas intervenus car on était trop solidaire à Mériadeck. Par contre, c’est vrai que c’était la loi du commerce et quand on a arrêté de commercer, des gens du quartier nous ont dit : « ah ! depuis que vous n’êtes plus là, on travaille davantage. » c’était un peu logique et puis c’était le fait de la guerre.
Les juifs de Mériadeck ont plus que d’autres juifs bordelais souffert de la répression nazie. Est-ce parce qu’ils étaient plus pauvres et qu’ils n’ont pas eu, comme d’autres les moyens de partir ?
Je le pense. D’abord, c’était un quartier où on était tous groupés. C’était pas un ghetto, on était libre comme l’air. Dans la rue Sainte-Catherine, on savait qu’il y avait beaucoup de commerçants juifs, on l’appelait la rue des juifs. Ils y avaient leurs magasins mais ils n’habitaient pas là. Ces gens-là, ils habitaient à Caudéran. Est-ce parce qu’on était pauvre et populeux ? Dans les familles pauvres, il y avait 6,7,8 enfants, ça faisait une grosse masse à ramasser. Comme ils avaient donné un quota de tant par mois, ça faisait beaucoup à la fois. J’ai même vu une déposition où les Allemands disent : « mais vous nous en avez envoyé plus » Papon répondait que c’était pour compléter les wagons. Vous voyez, il ne fallait pas perdre de place.
Il y avait ceux qui avaient eu les moyens de partir ?
Absolument car les passeurs par exemple c’était toujours moyennant finances. Les sommes que ça faisait! Par exemple, mon père avait acheté une maison pour 90 000 francs et il fallait payer 8000 francs par tête au passeur. Même les enfants d’un mois devaient payer le même prix, ma petite sœur avait 8 mois, le passeur a dit : « Ah ! c’est le même prix sinon on vous fait pas passer . »
Vous avez déclaré à l’audience : « maintenant, je suis juive. A l’époque de Mériadeck, je ne me sentais pas juive. » c’est cette répression qui vous a rendu juive ?
Oui, absolument. J’ai trouvé qu’on m’avait mis une étoile parce que j’étais juive et je ne renie pas mes origines. C’’est vrai que je me suis sentie touchée car chez nous c’était pas un problème d’être juif à Mériadeck. Il y avait même des gens qui ne savaient pas qu’on était juif. On dit : « la France était un pays antisémite. », Je ne l’ai pas ressenti à l’âge de 12 ans, à l’école, les copines étaient de n’importe quelle religion, de n’importe quelle nationalité. On n’avait pas de différence. Mais à travers ce qui s’est passé, je me suis rapproché. Et quand j’entends des gens dire : « alors ton bon Dieu, où il était en ce temps là, il était en vacances ? » ça me fait mal. Chez mes parents, on n’était pas strictement religieux, et ça, ça nous a rapproché de la religion.
Pour vous, l’affaire, symboliquement au moins, sera fini le jour ou il sera mis en prison ?
Ah oui ! J’adorerais assister à son entrée en prison, je sais qu’on me laissera pas approcher, on me connaît trop. Pour moi, ce sera quelque chose. C’est la seule chose qui l’a vraiment touché dans le procès. Chaque fois qu’il a pu, il a répété : « Vous ne savez pas ce que c’est que la prison ». A nous, il nous dit ça, qu’il a jeté dans les wagons ! « Vous ne savez pas ce que c’était, la cellule était toute petite, le tabouret avait trois pieds» Mais vous vous rendez compte, c’est quelque chose d’affreux ça !
Juliette, en dépit des insatisfactions de ce procès, il y a eu des moments très forts entre vous les parties civiles. On a l’impression que cela vous a porté, que vous avez retrouvé de la dignité ?
Dignité ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que j’aurais beaucoup aimé que Papon me demande pardon, face à moi ou face à Esther Fogiel qui a raconté quelque chose d’épouvantable. D’ailleurs, c’est elle qui m’a fait du bien. Moi j’ai quand même gardé ma mère avec moi tout le temps, et elle, Esther, elle n’a plus personne, elle n’a pas d’enfant, elle n’est pas mariée. Mais elle vit. A la voir, on la croirait chétive mais elle est très forte, et je vous assure quand je l’ai entendue, j’ai pensé : « tu te plains mais il y a pire que toi. »
Cette parole de souffrance, ce fut une délivrance ?
Oui, je crois. Chacun a passé ce qu’il a passé, chacun se sentait blessé, mais voyant que d’autres aussi avaient été blessés, il s’est contenté du peu de chance qu’il a eu, d’avoir sa mère, d’avoir sa famille. On a quand même pris conscience qu’on a survécu, c’est ça la vie. Regardez! Moi j’ai perdu un fils, je pensais ne jamais m’en remettre, et bien je m’en suis remise. Il y a quelque chose qui fait qu’on ne vit pas avec les morts, malheureusement ou heureusement !
Portrait et entretien Jean-François Meekel
à suivre Éliane Dommange