Rappelez vous ! Frantz Fanon c’est le type dont le nom avait été attribué par le Conseil municipal de Bordeaux sous la présidence d’Alain Juppé à une sente dans les nouveaux quartiers du côté des bassins à flots. Décision pas unanime bien que dérisoire : l’élu du Rassemblement national avait voté contre.
Frantz Fanon, rappelez vous, c’est le nom de celui qu’Alain Juppé a finalement refusé d’honorer, cédant à la pression des nostalgiques de l’Algérie française.
Frantz Fanon mérite mieux que d’avoir une sente à son nom : il mérite d’être lu. Et pour vous en persuader, je vous propose de lire le roman graphique que Frédéric Ciriez et Romain Lamy lui ont consacré, dans un fort livre de 232 pages aux éditions La Découverte. Il vous en coûtera 28 euros, presque trois fois le prix du Guide du Bordeaux colonial, mais il y a beaucoup plus de dessins.
Sans être une tragédie, ce docufiction respecte presque la règle des trois unités :
– unité de lieu, le roman se passe à Rome
– unité de temps, il tient en trois journées bien remplies (les puristes me diront que l’unité de temps ne doit pas dépasser 24 heures, alors disons quasiment)
– unité d’action : c’est la première rencontre en août 1961 du psychiatre martiniquais Frantz Fanon, totalement engagé dans la révolution algérienne, avec Claude Lanzmann, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, avant que ce dernier ne rédige la préface des Damnés de la terre.
Trois jours de discussion dans les salons d’un hôtel à Rome, et un peu aussi dans ses rues, mais on ne rejoue pas le « Huis-Clos » de Sartre. Cette astuce de scenario va permettre aux auteurs de donner la parole à Fanon afin qu’il ait l’occasion d’expliquer tout son parcours et les grandes lignes de son analyse.
Nous sommes en août 1961. Les négociations entre la France présidée par De Gaulle et le FLN ont commencé mais elles patinent, et l’OAS qui voit De Gaulle comme un traître à l’Algérie française a commencé sa politique de terreur. Fanon né en 1925 a déjà publié en 1952 Peaux noires, masques blancs, et en 1959 l’An V de la révolution algérienne. Psychiatre en Algérie ayant rejoint le FLN, il a été exfiltré et vit à Tunis. Il sait depuis quelques mois qu’il est atteint d’une leucémie.
Vendredi, acte 1.
Présentations réciproques. C’est Claude Lanzmann qui a négocié la parution du livre avec l’éditeur François Maspero, et qui a obtenu de Sartre l’accord pour écrire la préface et organiser le rendez-vous romain. C’est la première fois que Fanon rencontre le couple Sartre Beauvoir. A cette date, Lanzmann est toujours un des piliers de la Revue des Temps modernes mais n’est plus l’amant de Simone (ça, c’est moi qui l’ajoute, c’est mon goût immodéré pour la rubrique people).
Ne pas voir la rencontre comme aussi détendue qu’un apéro au Café de Flore au Quartier Latin à la sortie de la guerre. Sartre est visé par l’OAS. Fanon a été victime d’une bombe à retardement probablement placée par les services français.
Mais on trinque quand même, Simone à la vie et à la liberté, Frantz à l’Algérie et à l’Afrique libres, Jean-Paul à Frantz Fanon, et Frantz à nouveau à la décolonisation des corps… et des esprits.
Dès le premier contact, rappel d’une première passe d’armes datant de quelques années : dans Peau noire, masques blancs, Fanon revient sur Orphée noir, la préface que Sartre a donné à l’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, de Léopold Sédar Senghor, parue en 1948. Déjà Fanon récuse la présentation par Sartre de la notion de négritude et met à distance le point de vue de Senghor, « entièrement soumis à l’ordre colonial et incapable de le contester ». « Alors que nous touchons au but », pense Fanon.
Je trouve que les dialogues, imaginés par les auteurs, donnent du rythme à la lecture.
« Fanon : vos réflexions sur la question juive m’ont aussi beaucoup marqué. Si c’est le regard d’autrui qui fait le juif, c’est bien le regard du blanc qui fait le noir.
« Sartre : C’est malheureusement cela… A l’inverse, Peau noire masques blancs peut être lu comme vos propres « réflexions sur la question noire.
« Fanon : Oui, à ceci près que je suis noir et que vous n’êtes pas juif. »
Je suis solidaire du peuple algérien
A l’heure du café, Frantz Fanon explique comment sa vision du monde découle de sa connaissance de la souffrance psychique et de sa pratique de la clinique. Les colonies sont des lieux d’enfermement à ciel ouvert dont la décolonisation permettra de sortir.
« Fascinant, pense Simone, de la psychiatrie à la lutte pour l’indépendance, Fanon envisage la révolution comme un soin ».
Mais Fanon n’est pas dupe de l’unité dans la lutte pour l’indépendance, il est parfaitement conscient des trahisons possibles de la bourgeoise nationale, il voit déjà dans l’Afrique des indépendances les mensonges de nouveaux despotes déguisés en libérateurs, il craint les règlements de comptes au sein du FLN et ce qu’il appelle « l’obscurantisme lié à la révolution ».
Les damnés de la terre, plus encore que les prolétaires des villes, sont les ruraux affamés qui travaillent un sol qui n’est plus le leur.
Vient le débat sur la violence, et là encore Fanon a les mots d’un psychiatre : « il faut bien que cette violence pulsionnelle jaillisse et se canalise en violence politique, car la violence désintoxique, restaure l’estime de soi et permet de quitter la mort atmosphérique qui fait l’air quotidien du colonisé ».
Et Fanon propose alors à Sartre de rejoindre la lutte armée. Il le rêve lisant ses œuvres le soir à la veillée dans le maquis. Les auteurs mettent alors dans la bouche de Sartre cette dérobade : « Frantz, je suis solidaire du peuple algérien au plus profond de moi-même, mais je suis français » (et les auteurs ne rappellent pas que Sartre ne l’a pas fait non plus quand le maquis était en France…).
Fin de l’acte 1. Je renouvelle l’avertissement, les citations ne sont pas celles des livres de Fanon, mais celles mises dans la bouche des participants à cette rencontre par les auteurs de ce docufiction. Ce que je sais de Fanon, dont je ne suis pas un spécialiste, et que je n’ai pas relu avant d’écrire cette note, me rend ces propos vraisemblables.
Acte 2. Nous sommes samedi.
Et Fanon va commencer par raconter sa vie en répondant aux questions de ses interlocuteurs tout en disant qu’il n’est pas venu pour ça. Mais on y apprend comment en 1939 c’est l’amiral Robert, pétainiste, qui arrive à Fort-de-France, comment Fanon a, à 18 ans, payé des passeurs pour rejoindre la dissidence sur l’Ile de la Dominique, comment il s’est engagé au sein des Forces Françaises Libres où il peut constater une insupportable hiérarchie raciale. Le Maroc, l’Algérie, le débarquement à Saint-Tropez, et avec la 2°DB la route Napoléon, une blessure, l’Alsace, la croix de guerre avec citation reçue du colonel Salan (quelle ruse de l’Histoire !), le retour à Toulon où on acclame les libérateurs américains mais pas les Noirs français, le rembarquement à Rouen pour la Martinique, où il reprend à 20 ans le lycée pour passer le bac avant de venir à Lyon faire sa médecine, se diriger vers la Psychiatrie et découvrir les troubles somatiques de maghrébins arrachés à leur culture et les effets de la colonisation. Recruté à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère, il y est initié à la socialthérapie par le docteur Tosquelles, une pratique qui brise les hiérarchies de l’hôpital et inscrit le patient dans un environnement social à rebours de l’enfermement asilaire.
Je ne vais pas entrer là dans le débat sur l’antipsychiatrie.
« Sartre : « si je pousse votre raisonnement à son terme, nous sommes quatre fous en train de deviser dans le parc d’un hôpital psychiatrique où nous tenons chacun note rôle. »
« Fanon : Jean-Paul Sartre, je vous le signale en cas d’oubli, c’est moi votre médecin psychiatre, … ».
Encore un passage en Martinique en médecine générale, un retour en France comme médecin-chef à Pontorson, et c’est à 28 ans qu’en 1953, il débarque en Algérie. Non sans que Francis Jeanson, le futur animateur du réseau qui porte son nom, ne publie et préface « Peau noire, masques blancs », où, prenant ses distances avec le discours sur la négritude, Fanon conclut : « ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. »
L’indépendance est inéluctable, l’affaire d’une poignée de mois…
Voilà. Ce roman est un polar pour ceux qui ne connaissent pas Fanon. J’ai envie de m’arrêter là et ne rien vous dire de la suite, de la pratique psychiatrique de Fanon en Algérie, des responsabilités qu’il prend dans la révolution algérienne, des divergences avec les partisans de Messali Hadj, du rapport Maghreb / Afrique Noire, du débat sur la violence encore.
Je ne vous dis rien de l’acte III, la journée du dimanche, sinon sa conclusion
« Fanon : N’oubliez pas ma préface, le Noir a besoin du Blanc quand il s’appelle Sartre… L’indépendance est inéluctable, c’est l’affaire d’une poignée de mois, nous nous reverrons pour la fêter. »
Le pronostic était en partie juste, les accords d’Evian ont été signés le 19 mars 1962, et notre Guide du Bordeaux colonial signale comment plusieurs communes de notre métropole commémorent cette date en en faisant le nom d’une de leurs rues, mais pas Bordeaux.
Mais Frantz Fanon ne pourra les fêter, la leucémie l’a terrassé le 6 décembre 1961.
Voilà. Ce roman est très hagiographique, même s’il ne cache pas en filigrane les fêlures du héros. Je suis convaincu cependant qu’après l’avoir lu vous aurez envie de lire ou relire Les damnés de la terre, et aussi ses autres livres, et peut-être les biographies et les témoignages qui lui sont consacrés. Vous en trouverez la liste à la fin de l’ouvrage. Et puis, d’une manière ou d’une autre, envie de poursuivre son combat, sans rien lâcher.
De Frédéric Ciriez et Romain Lamy, Frantz Fanon, roman graphique paru aux éditions La Découverte.
André Rosevègue , 4 novembre 2020.