En ce trente et unième du coup d’État militaire qui a ouvert une décennie de terreur en Algérie, il faut revenir sur l’étrange rencontre d’août 2022 à Alger entre les présidents Macron et Tebboune et leurs chefs militaires respectifs, et ses enseignements.
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Article initialement publié par Algeria-Watch, 11 janvier 2023
L’année 2022 a été marquée par un net réchauffement dans les relations entre les gouvernements français et algérien, à l’occasion de la visite à Alger d’Emmanuel Macron, accompagné d’une importante délégation, du 25 au 27 août. Une « avancée historique » pour le président français, une « visite très réussie » pour son homologue algérien. Ce moment a été immortalisé par une photo proprement extraordinaire : celle du déjeuner réunissant, le 26 août, les deux présidents et leurs plus importants responsables des forces de sécurité.
Le déjeuner au sommet du 26 août 2022 à Alger (photo Ludovic Marin/Pool/AFP).
On y reconnaît, à la gauche d’Emmanuel Macron, le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée française ; et à sa droite, Sébastien Lecornu, ministre des Armées, et Bernard Émié, directeur de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE, le contre-espionnage français). Côté algérien, le président Abdelmadjid Tebboune était significativement encadré par quatre galonnés : à sa gauche, le général-major M’henna Djebbar, directeur depuis décembre 2021 de la Direction générale de la lutte contre la subversion, et le général-major Abdelghani Rachedi (hors cadre de la photo de l’AFP[1]), directeur de la Direction générale de la documentation et de la sécurité extérieure (DGDSE) ; à sa droite, le général d’armée Saïd Chengriha, chef d’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP), et le général-major Djamel Kehal Medjdoub, directeur de la Direction générale de la documentation et de la sécurité intérieure (DGDSI).
Extraordinaire, la photo de cette rencontre l’est à un double titre. C’était la première fois que les chefs militaires du régime algérien se donnaient ainsi à voir aux côtés du « président marionnette » dont ils tirent les fils. Et, surtout, c’était la première fois que les dirigeants français reconnaissaient ainsi officiellement la « double nature » de ce régime, en place depuis plus de quarante ans : d’un côté une façade civile, incarnée actuellement par le président Tebboune (« élu » en décembre 2019 avec au moins 85 % d’abstentions[2]), de l’autre le pouvoir réel, exercé par les chefs de l’armée (ANP) et de la police politique (hier Sécurité militaire puis Département de renseignement et de sécurité, aujourd’hui structurée en différents services moins visibles, mais toujours au cœur du pouvoir).
Du coup, le président français et ses chefs militaires ont révélé ainsi au grand jour les liens de complicité unissant de longue date les élites françaises et la coupole militaro-mafieuse qui a confisqué le pouvoir en Algérie depuis des décennies[3]. Et ils ne peuvent plus désormais prétendre ignorer que leurs commensaux du 26 août étaient les héritiers directs des généraux chefs de cette coupole qui, trente ans plus tôt, avaient fomenté en janvier 1992 le coup d’État ayant ouvert la terrible « décennie noire » de guerre contre les civils[4]. Cela d’autant plus qu’au moins deux des généraux ayant partagé ce fameux déjeuner ont été des protagonistes actifs de cette « sale guerre », responsables directs de crimes de guerre et de crime contre l’humanité, comme cela est attesté par de solides témoignages.
Tel est le cas du chef de l’ANP lui-même, le général Saïd Chengriha, âgé de soixante-dix-sept ans (sans doute le plus vieux chef d’une armée nationale au monde, comme le fut son prédécesseur le général Ahmed Gaïd Salah, décédé en poste en décembre 2019, à l’âge de soixante-dix-neuf ans) : ainsi qu’en a témoigné l’ex-lieutenant des forces spéciales Habib Souaïdia, Saïd Chengriha a commis de nombreux crimes contre les civils quand il commandait le secteur opérationnel de Bouira en 1993 et 1994, puis ceux de Sidi Bel-Abbès et de l’ouest algérois à partir de 1996[5]. M’henna Djebbar, autre septuagénaire, est quant à lui sans conteste un de ces généraux qui a le plus de sang sur les mains : de 1991 à 1995, il a dirigé le tristement célèbre CTRI de Blida, dépendant du DRS, centre de torture et de disparitions forcées où sont passées des milliers de victimes[6]. Il a ensuite dirigé, de 1995 à 2013, la Direction centrale de la sécurité des armées (DCSA), l’une des principales structures de la police politique. Sa présence au déjeuner avec Macron ne doit rien au hasard : il fait partie, avec d’autres généraux criminels qui commandèrent des régiments des forces spéciales durant la « sale guerre », du noyau dur de la coupole aujourd’hui à la tête du régime (significativement, une semaine après le déjeuner du 26 août, il est encore monté en grade, devenant directeur de la DGDSE en remplacement du général Rachedi). Il a en outre la réputation d’être « francophile et particulièrement bien connecté dans les milieux du renseignement français », ce que sait bien sûr fort bien le patron de la DGSE Bernard Émié, ancien ambassadeur de France en Algérie (2014-2017) et lui aussi convive du déjeuner au sommet[7].
La « réconciliation des mémoires » pour éviter la reconnaissance des crimes coloniaux
Ces vertigineux raccourcis temporels contribuent à expliquer les difficultés rencontrées entre les autorités françaises et algériennes dans l’un des dossiers essentiels que la visite du président Macron d’août 2022 était censée débloquer : celui de la « réconciliation des mémoires » sur l’histoire de la colonisation et de la guerre d’indépendance.
En février 2017, le candidat Macron avait suscité bien des espoirs en affirmant à Alger que la colonisation française de l’Algérie avait été un « crime contre l’humanité »[8]. Mais force et d’admettre que, une fois élu, ses décisions en la matière sont bien loin d’avoir fait avancer l’indispensable reconnaissance des crimes coloniaux de la République française – à l’exception de celle, bienvenue mais limitée, de la responsabilité de l’armée française dans les assassinats du militant communiste Maurice Audin et du combattant nationaliste Ali Boumendjel en 1957.
C’est que le président français a choisi une voie aussi périlleuse qu’infructueuse : soucieux de ne pas s’aliéner les électorats des nostalgiques de l’« Algérie française », il a privilégié l’objectif hasardeux d’une « réconciliation » des mémoires françaises et algériennes, alors que les crimes coloniaux sont d’abord et fondamentalement une question franco-française. D’où la proposition d’une « coopération mémorielle » faite en juillet 2020 au président Tebboune, qui l’avait alors acceptée en expliquant : « Nous avons évoqué cette question avec le président Macron. Il connaît bien les événements qui ont marqué notre histoire commune. L’historien Benjamin Stora a été nommé pour accomplir ce travail mémoriel du côté français. Il est sincère et connaît l’Algérie et son histoire, de la période d’occupation jusqu’à aujourd’hui. Nous allons nommer son homologue algérien dans les 72 heures. Ces deux personnalités travailleront directement sous notre tutelle respective. Nous souhaitons qu’ils accomplissent leur travail dans la vérité, la sérénité et l’apaisement pour régler ces problèmes qui enveniment nos relations politiques, le climat des affaires et la bonne entente[9]. »
On connaît la suite : Benjamin Stora a bien rendu son rapport en janvier 2021, honnête mais biaisé par son absurde cahier des charges de « réconciliation des mémoires »[10], tandis qu’aucun rapport n’a été rendu du côté algérien. Et pour cause : les décideurs militaires algériens n’ont aucun intérêt à cette démarche, et ont tranquillement saboté les timides velléités affichées par le président Tebboune. D’abord et surtout parce que, comme le souligne l’historien Jean-Pierre Filiu, ils ne sont « pas favorables à un authentique travail de mémoire sur la “guerre de libération” anticoloniale, qui remettrait en cause la propagande officielle, fondamentale pour la légitimation des généraux algériens », lesquels se veulent les héritiers de l’Armée de libération nationale (ALN), le « bras armé de l’insurrection antifrançaise[11] ». Mais aussi pour une autre raison, moins connue : ces généraux ne tiennent pas à ce que la divulgation des travaux des historiens révèle à quel point ils sont en réalité les héritiers de l’armée française elle-même. Plusieurs études ont en effet déjà bien documenté la façon dont les généraux putschistes de janvier 1992, plus tard qualifiés de « janviéristes », ont appliqué dans leur guerre contre les civils – qui n’était en rien une « guerre civile » entre républicains et islamistes – les méthodes qu’ils avaient apprises des militaires français ayant combattu les militants nationalistes pendant la guerre de libération de 1954 à 1962 : celles de la « doctrine de la guerre révolutionnaire », à base de « conquête des cœurs et des esprits », mais aussi de torture généralisée, de disparitions forcées, d’exécutions extrajudiciaires et de déplacements massifs de populations[12].
Les officiels français n’ignorent évidemment pas cette réalité, comme l’avaient montré les déclarations du président Macron le 30 septembre 2021 qualifiant le régime algérien de « système politico-militaire fatigué » se légitimant par une « rente mémorielle » et une « histoire officielle […] qui repose sur une haine de la France »[13]. Ce sont précisément ces déclarations faites en privé mais révélées par Le Monde qui avaient suscité la grave crise diplomatique que la visite française d’août 2022 entendait résoudre. Cet impair de Macron, qui n’avait pas vocation à être rendu public, n’avait pourtant rien d’une reconnaissance des réalités des relations franco-algériennes. La reconnaissance sincère de cette histoire est d’autant moins à l’ordre du jour que cela impliquerait de rompre avec l’idéologie néocoloniale qui préside toujours aux interventions militaires de la France dans les territoires de ses anciennes colonies en Afrique, comme l’a démontré notamment l’échec catastrophique de l’opération Barkhane[14]. Engagée par un François Hollande toujours imprégné de cette idéologie anachronique, cette opération a été poursuivie par Emmanuel Macron, qui a dû piteusement y mettre fin face à ses résultats catastrophiques.
Mais ce dernier n’en a pour autant fini avec l’inconséquence de l’État français dans son rapport avec ses anciennes colonies (et dans la gestion des séquelles postcoloniales de cette histoire). Les déclarations de son président lors de sa visite algéroise d’août 2022 en témoignent encore. Dont la plus stupéfiante, prononcée le 26 août à Alger : entre la France et l’Algérie, a-t-il affirmé, « c’est une histoire d’amour qui a sa part de tragique », déclaration qui a bel bien « parachevé la droitisation de Macron sur la question mémorielle[15] ».
Régime quasi-orwellien dans l’écriture de l’histoire du côté algérien, déni obstiné du colonialisme exterminateur du côté français, ce jeu de faux-semblants des gouvernements peut durer longtemps. Seules les mobilisations populaires permettront d’en sortir. Le hirak algérien de 2019 et 2020 s’est puissamment affirmé en ce sens. On espère qu’en France, les nombreux collectifs militants qui se mobilisent de longue date pour la reconnaissance des crimes coloniaux – comme le massacre du 17 octobre 1961 – pourront de même être enfin entendus.
[1] Mais on le voit sur une autre photo de ce déjeuner publiée dans cet article : « Qui est le général-major Djebbar M’henna, nommé à la tête de la direction générale de la sécurité extérieure ? », Algérie Focus, 4 septembre 2022.
[2] Voir Omar Benderra, « 2019-2020 : le pouvoir algérien face au Hirak », Algeria-Watch, 17 octobre 2020.
[3] Pour une histoire détaillée de cette complicité, voir l’ouvrage de référence de Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’États, La Découverte, Paris, 2004.
[4] Voir les documents du très complet Dossier Algérie établi par Algeria-Watch en 2016.
[5] Voir « Qui est le général Saïd Chengriha ? Le témoignage de Habib Souaïdia », Algeria-Watch, 28 décembre 2019.
[6] Voir Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, Les Centres de torture et d’exécutions, Comité Justice pour l’Algérie, octobre 2003 ; et Habib Souaïdia, « En finir avec l’impunité des généraux criminels », Algeria-Watch, 11 janvier 2012.
[7] « Les secrets de la valse des maîtres-espions de Tebboune », Africa Intelligence, 22 septembre 2022.
[8] Voir « Emmanuel Macron et les crimes du colonialisme », Histoire coloniale et postcoloniale, 28 juillet 2022.
[9] Pascal Airault, « Abdelmadjid Tebboune, président de l’Algérie : “Nous ne nous laisserons plus caporaliser par quiconque” », L’Opinion, 13 juillet 2020.
[10] Voir « Des réactions de la part d’historiens en France au rapport de Benjamin Stora », Histoire coloniale et postcoloniale, 7 février 2021 ; et Salima Mellah, « La réponse cinglante du Hirak au “rapport Stora” », Algeria-Watch, 22 février 2021.
[11] Jean-Pierre Filiu, « Les généraux algériens relancent la guerre des mémoires avec la France », Un si proche Orient, 4 avril 2021.
[12] Voir Jérémy Rubenstein, Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire », chapitre 13, « Les bons élèves de la DGR en Algérie : la grande terreur d’État des années 1990 », La Découverte, Paris, 2022 ; sur les méthodes de la « sale guerre » des années 1990, voir l’ensemble très complet constitué par le Comité Justice pour l’Algérie à l’occasion de la session de novembre 2004 du Tribunal permanent des peuples consacrée aux violations des droits de l’homme en Algérie.
[13] Marie Verdier, « Entre Paris et Alger, le chantier de réconciliation mémorielle mis à mal », La Croix, 4 octobre 2021.
[14] Voir Rémi Carayol, Le Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ?, La Découverte, Paris, 2023.
[15] Paul Max Morin, « Réduire la colonisation en Algérie à une “histoire d’amour” parachève la droitisation de Macron sur la question mémorielle »,Le Monde, 2 septembre 2022.