Stéphane Baillargeon
8 avril 2022
Les noms transforment les êtres comme les choses. Le peintre montréalais Edwin Holgate (1892-1977) a fait le portrait à l’huile sur bois d’une femme des Antilles en 1929 et l’a intitulé Jeune fille coolie, Jamaïque. À son époque, le terme « coolie » désignait un travailleur ou une travailleuse des champs ou des villes exploité à très bas salaire, souvent d’origine asiatique.
L’appellation péjorative a posé problème quand est venu le temps d’exposer l’œuvre dans un récent nouveau déploiement de la collection permanente du Musée national des beaux-arts de Québec (MNBAQ), où le portrait se trouve à peu près depuis sa création.
« On a ajouté un cartel pour expliquer l’origine du terme “coolie”, sa signification dégradante, mais aussi sa réappropriation par certaines personnes d’origine indo-pakistanaise depuis quelques années », dit Anne-Marie Bouchard, conservatrice de l’art moderne au MNBAQ. « On n’efface rien, on n’oublie rien, on fait juste proposer une perspective additionnelle. »
Le casse-tête muséologique du nom des œuvres a ressurgi dans l’actualité cette semaine quand la National Gallery de Londres a annoncé qu’elle rebaptisait Danseuses ukrainiennes une œuvre au pastel de Degas (1834-1917) connue depuis plus d’un siècle sous le titre Danseuses russes. Le choix a été justifié par l’indice des rubans bleus et jaunes, les couleurs du drapeau de l’Ukraine, envahie et ravagée par la Russie.
« Ce type de correction permet d’arrimer une œuvre qui a une valeur historique très forte avec l’actualité, dit Marie Fraser, professeure du Département d’histoire de l’art de l’UQAM. Je ne vois pas ça juste comme un exercice de correction. Je vois ça aussi comme une façon de se positionner politiquement par rapport à la guerre. »
Un travesti et des Innus
La conservatrice du MNBAQ souligne la nécessité de procéder au cas par cas, sans idées préconçues. « Car chaque cas mérite réflexions et vérifications », dit-elle. Elle explique corriger régulièrement des erreurs de lieu, d’identité, de documentation, une pratique également soulignée au Musée des beaux-arts de Montréal.
« Mais les changements de titre sont devenus potentiellement polarisants, car ils ne visent pas toujours à corriger un fait, mais aussi parfois à réparer ce qui est perçu, aujourd’hui, comme une impropriété, voire une injustice, ajoute Mme Bouchard. La ligne est mince entre les deux, d’où l’impossibilité d’avoir une posture globale s’appliquant à tous les coups. »
Avec le Holgate, deux autres cas récents paraissent particulièrement éclairants à l’égard des nouvelles manières de faire.
Le premier cas concerne une photographie des années 1960 de Gaby (Gabriel Desmarais) qui représente Un travesti de Montréal, selon l’appellation originale. Un visiteur a fait remarquer que ce terme n’était plus en vogue et jugé péjoratif. « Après des recherches, y compris dans les études de genre, j’ai vu que le terme était abondamment utilisé, raconte Mme Bouchard. On a décidé de ne pas modifier le titre, entre autres pour ne pas modifier l’intention de l’artiste. Quand on efface un titre, on efface aussi le témoignage d’une époque. »
Le deuxième casest une photo des Livernois qui fait référence à « un camp de Montagnais », terme colonial maintenant décrié. Comme ce titre était inscrit sur le tirage, la conservatrice a ajouté sur le cartel une précision expliquant que la nation représentée se désigne maintenant comme innue. « Il faut balancer entre la conscience que certains titres constituent des microagressions et, en même temps, l’obligation de ne pas effacer l’ancienne vision de l’histoire et de la société. Un changement de titre peut être l’occasion de rappeler au public que la vision des œuvres change. »
Décoloniser le musée
La professeure Fraser lie les pratiques de révision au vaste programme de décolonisation des musées. Cette perspective critique la représentation des communautés culturelles et autochtones dans les collections et les expositions, mais aussi le rapport au passé comme aux mythes fondateurs d’une société.
Elle donne l’exemple du Musée d’Orsay, qui a organisé Le modèle noir de Géricault à Matisse, une exposition sur les figures noires dans les arts visuels depuis la première abolition de l’esclavage dans la République française, en 1794.
« Au moment d’installer les cartels, les muséologues se sont rendu compte qu’il y avait énormément de termes offensants, racistes et inappropriés pour désigner les œuvres, les décrire ou les situer historiquement », raconte Mme Fraser. Un grand travail de correction a donc été réalisé, notamment par l’historienne de l’art Anne Lafont, titulaire d’une maîtrise de l’UQAM.
Les révisions en cours débordent le cas des titres insultants. Les muséologues tentent par exemple de nommer certains modèles pour ne plus se contenter de titres anonymes tels « Une femme assise ». Mme Fraser souligne que cette démarche aurait pu compléter le travail de la National Gallery concernant le Degas. Ce genre d’enquête historiographique peut en plus modifier la vision de l’histoire de l’art, toujours dominée par des hommes peintres et des modèles féminins inconnus.
Les musées et les centres d’archives du Canada s’avèrent évidemment très sensibles à cette question de la décolonisation de leurs collections et de leurs expositions. Le Musée des beaux-arts de l’Ontario a amorcé la révision en 2018 en éliminant le mot « Indian » du titre d’une toile peinte par Emily Carr. Les Collections nationales de Dresde ont modifié le titre de 143 œuvres depuis 2020 (pour éliminer des mots en n, notamment), et la démarche a été qualifiée par certains de wokisme institutionnel.
« Pour moi, c’est un travail critique très important que les musées sont en train de faire, dit au contraire Marie Fraser, titulaire de la Chaire de recherche en études et pratiques curatoriales. Les étudiants des programmes supérieurs sont très sensibles à ces questions d’inclusion, d’équité et de diversité. Les futurs muséologues se demandent comment transformer le musée, le décoloniser, alors que comme institution, le musée est ancré dans l’histoire coloniale. »