Chaque jour à la frontière italienne, des dizaines de personnes sont embarquées vers des lieux de privation de liberté où le droit de regard est quasiment impossible.
Quelque part sur la route qui descend la montagne, entre Montgenèvre et Briançon (Hautes-Alpes), la voiture de deux maraudeuses doit se ranger sur le côté. Le véhicule civil qu’elles viennent de dépasser n’en était pas un. Alice dit qu’elle s’en doutait. Depuis le rétablissement du contrôle aux frontières intérieures, sans cesse reconduit depuis 2015, les opérations de surveillance sont quotidiennes. Le gyrophare teinté de bleu sonne le glas : c’est bien la police aux frontières (PAF) qui souhaite procéder à une vérification d’identité.
La maraudeuse sait ce que cela signifie pour les trois personnes – une femme et deux hommes – assises sur la banquette arrière. Elle et sa collègue les ont trouvées un peu plus tôt dans les montagnes enneigées de la frontière franco-italienne. Nous sommes début mars et les températures nocturnes avoisinent les – 10 °C. « Nous avons prévenu que nous avions une femme blessée à la cheville dans la voiture et que tous les trois souhaitaient demander l’asile », relate Alice. L’un des hommes le formule d’ailleurs lui-même explicitement : « S’il vous plaît monsieur, on est juste là pour demander l’asile. »
Mais la réponse est non. Les policiers considèrent que « ce n’est pas possible » parce que la voiture se trouve sur une bande de 20 km de large, le long de la frontière. La PAF peut donc notifier un refus d’entrée sur le territoire, assurent les agents à Alice, et ramener les exilé·es jusqu’au point de passage autorisé. Mais il s’agit en réalité d’un refoulement illégal, comme il en existe des dizaines chaque jour à la frontière franco-italienne.
Car, si le code de procédure pénale autorise bien les contrôles d’identité sur cette bande de 20 km, « il n’autorise pas les autorités à ramener les personnes interpellées au point de contrôle le plus proche, ni à les refouler. Encore moins si elles demandent l’asile », décrypte Émilie Pesselier, coordinatrice des frontières intérieures à l’Anafé. Un article du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) sème toutefois la confusion, car il évoque la possibilité « de notifier des refus d’entrée sur une bande de 10 km ». Mais « son décret d’application a été annulé par le Conseil d’État », précise la coordinatrice. En cas d’interpellation en dehors des points de contrôle de la police aux frontières, c’est donc la procédure en vigueur sur le territoire français qui doit s’appliquer (1). Bien sûr, la réalité est différente.
« Sans cadre légal, c’est de la détention arbitraire. »
Alice se souvient d’une discussion difficile à l’issue de laquelle ses trois passager·ères sont embarqué·es « sans qu’on puisse rien faire ». Les agents gagent que, de toute façon, « comme les personnes sont de nationalités algérienne et marocaine, elles n’obtiendront pas l’asile car elles ne fuient aucune guerre, que “ce n’est pas comme les Ukrainiens ou les Afghans” », raconte la jeune femme. Et ensuite ? « Rien… Ils ont relevé nos identités puis ils ont fait sortir les personnes de la voiture – y compris la jeune femme qui n’arrivait plus à marcher –, les ont fouillées et sont partis avec elles. » À l’issue de ce contrôle, les trois exilé·es auront sans doute été enfermé·es toute la nuit dans le local attenant au poste de la PAF de Montgenèvre, sans accès à leurs droits, en attendant que la police italienne vienne les chercher (dans le cadre d’un accord franco-italien de réadmission simplifié).
Des locaux sans cadre légal
En dehors de Montgenèvre, trois autres locaux comme celui-ci servent à la privation de liberté des personnes en exil, y compris des mineurs non accompagnés, en attendant leur refoulement : deux à Menton et un à l’entrée du tunnel de Fréjus. Y accéder est quasiment impossible et le droit de regard inexistant (2).
Depuis 2015, les associations dénoncent, documents à l’appui, « les pratiques illégales d’enfermement », permises par des « contrôles discriminatoires et des procédures expéditives de refus d’entrée », dans des locaux qui n’ont aucune existence légale. Une absence de cadre juridique que le Conseil d’État a reconnue en avril 2021 à propos des locaux de Montgenèvre et de Menton, tout en refusant d’en ordonner la fermeture. Pour lui, comme pour le ministère de l’Intérieur, il s’agit de lieux de « mise à l’abri ».
« La procédure à appliquer dépend normalement du régime juridique d’enfermement, développe Laure Palun, directrice de l’Anafé. Donc, soit c’est de l’enfermement à la frontière et on applique les procédures du régime de la zone d’attente. Soit c’est de l’enfermement sur le territoire et la personne peut éventuellement exercer ses droits depuis un centre de rétention. Sans cadre légal, c’est de la détention arbitraire. » Et puisque à Montgenèvre, à Menton et au tunnel de Fréjus les locaux ne dépendent ni de l’un ni de l’autre, l’exercice des droits n’y est pas garanti ; que ce soit celui, fondamental, de demander l’asile, ou celui de contester son refus d’entrée.
« À l’Anafé, nous considérons que les refus d’entrée notifiés aux frontières intérieures ne sont pas légaux », reprend Émilie Pesselier. Ces procédures sont prévues par le droit européen et ne concernent que les frontières extérieures de l’espace Schengen, explique-t-elle, s’appuyant sur une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de mars 2019. Mais, pour les autorités françaises, c’est possible dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures depuis 2015 (3). Dans les prochains mois, une décision de la CJUE devrait venir trancher : « Le Conseil d’État a transmis une question à la Cour pour savoir si oui ou non il était possible de refuser l’entrée aux frontières intérieures. En cas de victoire, tous les refus d’entrée notifiés aux frontières intérieures pourraient être jugés illégaux. » Et par extension les refoulements.
Prises de risques
Tunnel de Fréjus, le 12 mars 2022. La PAF française mène des « contrôles migratoires ». La formule interroge, mais c’est ce qui est inscrit sur le panneau placé juste devant le poste de contrôle, estampillé aux couleurs de la République. L’entrée du tunnel est un point de passage routier (PPR) où les autorités françaises contrôlent les conditions d’entrée des automobilistes, toujours dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières. Ce PPR a une particularité : il est situé sur le territoire italien.
À quelques mètres de là, un local presque entièrement vitré. « C’est là que les personnes sont privées de liberté », explique Émilie Pesselier. Elle connaissait le point de passage du tunnel, mais elle n’a entendu parler de cet endroit qu’à l’automne dernier. Lui aussi est sur le territoire italien.
« Nous considérons que les refus d’entrée notifiés aux frontières intérieures ne sont pas légaux. »
Les passager·ères d’un bus sont contrôlé·es. Une femme en est sortie, puis conduite dans le local. À travers les vitres, on aperçoit entre 15 et 20 personnes, assises. « Elles attendent que la police italienne vienne les chercher », note la coordinatrice. Parmi ces personnes, certaines sont-elles mineures ? Certaines ont-elles exprimé le besoin de demander l’asile ? Obtenir des réponses à cet endroit de la frontière est presque inenvisageable.
D’après les informations obtenues par l’Anafé, l’endroit aurait été « mis à disposition » de la police française par une société de péage italienne. Comme à Montgenèvre et à Menton, les exilé·es peuvent y être détenu·es plusieurs heures, voire toute la nuit, en attendant leur refoulement. « Si la question du cadre légal se pose déjà sur le territoire français, le fait que ça se passe sur le territoire italien vient d’autant plus interroger la compétence des autorités françaises à interpeller et à refouler depuis un autre territoire », soulève Émilie Pesselier. La direction centrale de la police aux frontières n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Mais, à la frontière franco-italienne, c’est surtout le caractère systémique des pratiques irrégulières et illégales, documentées depuis 2015, qui interroge. Les contrôles ne cessent de se multiplier et les refus d’entrée peuvent être notifiés n’importe où : sur les chemins de montagne à proximité de la frontière, mais aussi jusqu’à 20 km de celle-ci. Pour les éviter, les personnes en exil tentent de trouver d’autres sentiers, d’autres voies de passage souvent plus dangereuses. Les morts à la frontière se comptent par dizaines, parfois en essayant d’échapper à la police.
À Montgenèvre, dans les montagnes, « on trouve souvent des gens souffrant d’entorses ou d’engelures plus ou moins graves mais qui nécessitent parfois une amputation », se désole Alice, la maraudeuse solidaire. Les frontières franco-italienne et franco–espagnole ne cessent de s’épaissir, « mais nous, tout ce qu’on voit, c’est que ça ne change rien au nombre de personnes qui tentent de les franchir ».
(1) Soit une éventuelle notification d’une obligation de quitter le territoire et un placement en centre de rétention où il est possible de demander l’asile et de faire valoir ses droits.
(2) Les PAF de Montgenèvre et de Menton continuent de refuser l’accès à l’Anafé et à Médecins du monde, en dépit de l’injonction des tribunaux administratifs de Marseille et de Nice fin 2020.